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LASTDAYS

Ce que nous devons à Françoise Sagan

4 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Denis Westhoff, le fils unique de Françoise Sagan, voulait qu'une jeune femme d'aujourd'hui se souvînt de ce qu'ont représenté, en 1954, la sortie et le succès de «Bonjour tristesse». Il a lancé le défi à Anne Berest, 35 ans, auteur de «la Fille de son père», qui l'a aussitôt relevé en interrompant l'écriture de son troisième roman.

Anne Berest croit en effet aux «signes». Elle est allée voir une voyante, qui a deviné qu'elle écrivait sur Sagan, l'a même encouragée à boire et lui a soufflé: «Elle veille sur vous et saura vous protéger. Elle va faire de vous une femme libre.» Alors qu'elle traversait une période douloureuse - la séparation d'avec le père de sa fille qui lui donnait l'impression d'être «une valise sans poignée» -, elle a trouvé en Françoise Sagan, celle de 1954, une alliée, une complice et une confidente.

Anne Berest la raconte autant qu'elle se raconte, l'interpelle autant qu'elle s'interroge, la fait revivre en même temps qu'elle revit. Elle sonne à la porte de Florence Malraux, qui fut la presque soeur de Françoise Quoirez, croise à Deauville Jean Echenoz, qui a si bien su portraiturer Ravel, séduit un garçon blond, de dix ans son cadet, «détaché de sa propre beauté», et va rôder à Saint-Tropez, dans l'ombre dansante de Brigitte Bardot.

C'est saganesque en diable. Un seul regret dans ce récit où Anne Berest met si bien en scène la parution de «Bonjour tristesse» et la coalition des «vieillards sublimes» ayant conspiré à son triomphe: qu'elle parle si peu de ce roman cristallin grâce auquel, à son tour, elle est devenue romancière.

Anne Berest (©SIPA)

Et Françoise devint Sagan

Le 6 janvier du terrible hiver 1954, une jeune fille rangée de 18 ans, qui pèse 49 kilos, mesure 1,66 mètre et fume des Chesterfield sans filtre, remet au siège des Editions Julliard, 30, rue de l'Université, une maigre chemise en carton sur laquelle est écrit à la main: «Françoise Quoirez, 167, boulevard Malesherbes, téléphone: Carnot 59 81, née le 21 juin 1935.»

A l'intérieur, les 160 feuillets de «Bonjour tristesse», roman écrit en six semaines dont le titre est emprunté à un vers d'Eluard et dont la première phrase est devenue culte: «Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse.» 

Dans la nuit du 25 janvier, René Julliard, l'éditeur qui passe pour savoir renifler les lolitas (l'année suivante, il publiera Minou Drouet, 8 ans), s'entiche de l'héroïne du manuscrit: Cécile, 17 ans, orpheline de mère, milieu aisé, qui raconte ses vacances d'été dans une villa de la Côte d'Azur avec son père, Raymond, qu'elle adore, et la maîtresse de celui-ci, Elsa, une idiote.

Survient une ancienne connaissance, Anne Larsen, raffinée, autoritaire et intelligente, pour laquelle son don Juan de père abandonne aussitôt Elsa. Cette fois, Cécile sent la menace. Elle est vraiment jalouse et monte un savant stratagème pour éloigner la nouvelle prétendante, tout en découvrant la sexualité dans les bras de Cyril, un étudiant de 26 ans. L'histoire se termine de manière tragique, dans un accident de voiture où périt Anne Larsen. Bonjour, tristesse.

Françoise Quoirez applique à son désenchantement un style de hussard. Elle porte, sur le cynisme de son héroïne, des yeux de soie. Elle applique les lois de la tragédie grecque aux plages de la Riviera. Elle fait entrer l'ennui, qui est un sentiment d'adulte, dans le monde des adolescents. Elle a déjà des bleus à l'âme, qu'elle soigne au whisky, et le goût de la formule laconique. «Je connaissais peu de choses à l'amour : des rendez-vous, des baisers et des lassitudes.» Cela s'appelle la grâce. Elle touche René Julliard, qui convoque au petit matin la romancière prodige par télégramme.

La suite, on la connaît. Françoise étant mineure, ce sont ses parents qui signent son contrat et, craignant pour l'honorabilité de leur nom, exigent que leur fille, alias «Kiki», prenne un pseudonyme. Elle le trouve chez Proust, et son prince de Sagan. «Bonjour tristesse» sort en librairies quand tombe Diên Biên Phu. C'est une victoire.

La presse parle d'une «nouvelle Gigi», d'une «enfant de Laclos», d'une «Radiguet en jupons». A la une du «Figaro», François Mauriac baptise d'une main de prélat «le charmant petit monstre», dont le talent littéraire n'a d'égal que le «dévergondage».

Elle reçoit le prestigieux prix des Critiques, où siègent notamment Georges Bataille, Jean Paulhan, Maurice Blanchot et Roger Caillois. Ils saluent la romancière en herbe sans mesurer combien son livre annonce l'insolente beauté de Bardot bientôt immortalisée par Vadim à Saint-Tropez, et préfigure la jeunesse émancipée, «les 400 Coups», la contraception, la libération des moeurs des années 1960.

En décembre 1954, René Julliard fait les comptes: 11,4 kilos de coupures de presse, 500.000 exemplaires vendus de «Bonjour tristesse» et vingt traductions acquises. Françoise Sagan, qui dit apprendre à porter sa légende comme une voilette, est à la tête d'une fortune. Elle s'achète deux Jaguar, offre un manteau de vison à sa mère et brûle le reste à La Ponche. Celle que, l'année suivante, Broadway surnommera «Mademoiselle Tristesse» est heureuse. Elle a maintenant 19 ans et elle laisse dire à tout le monde que c'est le plus bel âge de la vie.

Jérôme Garcin

Sagan 1954, par Anne Berest,
Stock, 198 p., 18 euros. 

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