Philippe publie “Journal d'un homme heureux” et Vincent sort “A présent”.
Il n'est pas si fréquent de rencontrer un écrivain qui regrette le bonheur tranquille que l'insuccès et le quasi-anonymat lui procuraient. Depuis, le succès, ce malentendu, l'a transformé, contre son gré, en bête de foire. Philippe Delerm tient même que, entre septembre 1988 et l'hiver de 1989, il connut l'acmé de la félicité. Il avait 38 ans, était l'auteur de quelques récits et romans ignorés du grand public, et ne pouvait imaginer que, en 1997, «la Première Gorgée de bière», petit volume de miscellanées gourmandes tiré à 2000 exemplaires à L'Arpenteur, dépasserait le million.
Prof de lycée à temps partiel, il habitait Beaumont-le-Roger (Eure) et dressait, dans son «Journal d'un homme heureux» (Seuil, 18 euros), la liste de ses envies. Oh, elles étaient modestes. Il ne rêvait pas du Goncourt ou de l'Académie française, non, il trouvait son équilibre dans les plaisirs minuscules: faire un feu de cheminée, relire Léautaud, manger des châtaignes, se promener dans les champs, guetter le facteur, corriger des copies d'élèves, acheter «l'Eveil», planter des arbres, cueillir des tulipes et des adjectifs, ramasser des pommes à couteau et se rendre dans un Salon du livre rouennais, où Annie Ernaux lui donnait ce conseil qu'il s'empresserait de ne pas appliquer: «Ne soyez pas trop gentil.»
En 1988, son fils Vincent Delerm était encore loin, lui aussi, des Victoires de la musique et autres Globes de cristal. Et pour cause, il avait 12 ans. C'est drôle de voir grandir le futur chanteur des «Piqûres d'araignée» dans le Journal de son père: Vincent récite ses leçons de biologie, joue aux échecs avec un curé, écoute papa pousser la chansonnette dans les écoles, pleure en lisant la mort d'Yvonne dans «le Grand Meaulnes», se pâme pour Mozart, interprète des gigues de Gilles Vigneault et se déguise en Fred Astaire pour danser.
Philippe, lui, est resté en Normandie, où il travaille chaque jour à retrouver le bonheur d'autrefois et où son fils, devenu père à son tour, lui rend visite en chantant la vie qui passe.
Jérôme Garcin