Le 21 février 1944, le groupe Manouchian tombait sous les balles des nazis. Depuis des années, le réalisateur Robert Guédiguian, auteur de “L’Armée du crime”, milite pour que le poète et partisan arménien Missak Manouchian entre au Panthéon. Explications.
« Vous n’avez réclamé ni la gloire ni les larmes », écrivait Louis Aragon dans son célèbre poème « L’affiche rouge », dédié au groupe Manouchian, tombé sous les balles des nazis au Mont-Valérien, le 21 février 1944. Ils n’ont rien « réclamé », ces héros « étrangers » de la Résistance, membres des FTP-MOI (« Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée »), mais à l’heure du 79ᵉ anniversaire de leur sacrifice, une vraie reconnaissance nationale se profile enfin.
Emmanuel Macron vient en effet de déclarer officiellement l’un d’entre eux, le Polonais Szlama Grzywacz, « mort pour la France ». Comme beaucoup d’autres, Robert Guédiguian y voit les prémices d’un hommage historique : l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian, figure emblématique du groupe, peut-être pour les 80 ans de sa mort, l’année prochaine. Membre du comité de soutien qui se bat depuis des années pour cette ultime consécration du poète et partisan arménien, le cinéaste a aussi consacré un film (L’Armée du crime, en 2009) à l’épopée tragique de ces hommes qui ont combattu pour libérer un pays qui n’était pas le leur. Il a bien voulu nous expliquer en quoi cette inscription solennelle au fronton de la mémoire collective lui semble plus que jamais pertinente et nécessaire.
Que représente pour vous une éventuelle entrée de Missak Manouchian au Panthéon ?
Avant tout, ce serait la reconnaissance du fait que les premiers résistants, les premières personnes qui ont défendu bec et ongles une certaine idée de la France étaient… des étrangers. Ils aimaient le pays des Lumières et des libertés, celui de 1789, et ils ne supportaient pas qu’on l’écrase, parce qu’ils avaient eux-mêmes, chez eux, souffert des dictatures, voire subi un génocide, dans le cas de Manouchian, rescapé de celui de 1915 contre les Arméniens. Il est nécessaire, aujourd’hui, de réaffirmer que des étrangers ont participé à la résistance de manière très active et y ont laissé leur vie.
C’est déjà essentiellement pour cette raison que j’ai réalisé L’Armée du crime en 2009. Et ce n’est pas un hasard si je l’ai fait assez tard dans mon travail de cinéaste. Parce que les questions d’immigration, de racisme, d’intégrisme, tous ces « isme » régressifs, étaient plus présentes dans la société française que dans les décennies précédentes, et c’est encore pire aujourd’hui. Je voulais remettre en lumière la vision du monde de ces hommes. Ils étaient « fous d’humanité », profondément internationalistes, opposés à toute forme de xénophobie, et il me semblait capital de le rappeler. Je me souviens, quand j’ai tourné le film, il restait deux survivants du groupe Manouchian. Quand je parlais à l’un d’eux, Henri Karajan, des Allemands qu’il avait tués pendant la guerre, il me répondait : « Je n’ai jamais tué d’Allemands, j’ai tué des nazis. » Dans sa dernière lettre à sa femme Mélinée, Manouchian écrit d’ailleurs : « Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand. » Cette phrase m’a toujours bouleversé. Ma mère était allemande, mon père arménien, et pour moi, ces mots-là ont une grande puissance émotionnelle.
Selon vous, pourquoi cette reconnaissance nationale arrive-t-elle si tard dans l’histoire de notre pays ?
Les FTP-MOI étaient communistes, je pense que ça n’a pas aidé. Même si, juste après la Libération, une alliance entre De Gaulle et les communistes a brièvement existé, ces derniers ont été chassés très tôt du gouvernement, dès 1947. Ensuite, dans un contexte de guerre froide, il n’était pas forcément de bon ton de montrer tous ces « rouges » qui avaient résisté. D’autant plus qu’ils étaient étrangers, alors même que le général De Gaulle essayait à toute force de créer l’idée d’une France unanimement résistante. Donc, évidemment, on préférait parler des héros français – par ailleurs tout aussi formidables – comme Pierre Brossolette, Henri Frenay ou Emmanuel d’Astier de La Vigerie.
Le groupe Manouchian, lui, appartenait à l’histoire communiste. Le parti le revendiquait en permanence. Il y a eu le poème d’Aragon, la chanson de Léo Ferré… Chaque année, à chaque anniversaire, on en parlait dans L’Humanité, que je vendais à L’Estaque, à Marseille, quand j’étais gamin. En conséquence, je me suis intéressé au sujet très jeune. Dans le quartier où je suis né, c’était un puissant modèle d’identification. Je rêvais d’être Manouchian. Je rêvais d’être ce héros, jeune, poète et féru de littérature, qui ne voulait la mort de personne, qui avait même essayé d’organiser la résistance sans avoir à tirer un seul coup de feu. C’était son obsession. Il y a d’ailleurs une scène qui l’évoque dans mon film. Manouchian vient voir Mélinée et il pleure parce qu’il a été contraint de tuer. Je pense aussi, d’ailleurs, qu’il est important, aujourd’hui, de rappeler que cela pouvait aussi être ça, l’idéal communiste. Ces gens n’avaient aucun rapport avec Staline, rien à voir avec les régimes de la Corée du Nord ou de la Chine. Ils avaient une grande idée du collectif. Pour moi, ce n’est pas une idée morte. On a plus que jamais besoin d’y réfléchir.
Missak Manoukian était un immigré arménien, comme votre père. La célébration de sa mémoire contribue-t-elle aussi pour vous à remettre en lumière votre pays d’origine commun ?
Tout à fait. En ce moment, l’Arménie est menacée. L’Azerbaïdjan nie ses frontières, et la situation est très dure. C’est un tout petit pays qui n’a pas d’argent, pas de ressources, pas de matières premières, et on n’en parle quasiment jamais. Pas suffisamment, en tout cas, pour s’opposer aux appétits de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Personne n’y prête vraiment attention, dans le tumulte des autres actualités géopolitiques. Je sais par exemple que des interventions sur l’Ukraine ou l’Iran sont prévues ce vendredi pendant la cérémonie des César, mais rien sur l’Arménie. C’est très inquiétant, parce que la situation rappelle l’époque du génocide de 1915, et la manière dont il est d’abord presque passé inaperçu, en pleine Première Guerre mondiale. Rendre hommage à Manouchian, c’est peut-être redonner un peu de visibilité à ce pays, aider les Arméniens à tenir bon et à se battre. En définitive, l’entrée prochaine d’un résistant communiste arménien au Panthéon est importante pour toutes les raisons que l’on vient d’évoquer ensemble. Récemment, je me suis dit que Manouchian n’aurait peut-être pas aimé ce genre d’attention, mais qu’il l’aurait acceptée, pour nous. Pour nous aider à combattre le racisme, la pauvreté, tous les discours nauséabonds qui minent aujourd’hui la société. Parce qu’on a besoin de signes, de symboles, d’étendards, pour vivre ensemble.