Le bar Le Lieu-Dit à Ménilmontant a des allures de club des Jacobins anachronique ce 21 janvier peu avant 19 h. Au centre d’une salle comble, Daniel Mermet et ses invités ont pris place autour d’une petite table ronde sur laquelle des micros ont été disposés. Tout porte à croire que Là-bas si j’y suis, l’émission emblématique qu’il présentait quotidiennement sur France Inter depuis 1989, reprend comme avant. À un détail près : le logo de la station a disparu. L’homme de radio a été lâché par la nouvelle direction en juin dernier, sans sommation, au motif officiel d’une érosion des audiences et de l’âge du capitaine, 72 ans. “Une décision politique”, s’insurgeait-il à l’époque lorsque nous l’avions interrogé.
Qu’à cela ne tienne : fort d’une mobilisation importante de ses auditeurs, attachés à la ligne éditoriale singulièrement altermondialiste de l’émission, Daniel Mermet s’est lancé dans un projet de site internet qui en reprend le concept et le prolonge avec les moyens du bord : du reportage au long court, de la critique sociale et des invités participant de la gauche alternative. Ce soir l’économiste Frédéric Lordon, le sociologue Raphaël Liogier, le socialiste critique Gérard Filoche ou encore les journalistes Agnès Rousseaux et Serge Halimi (respectivement à Bastamag et au Monde Diplomatique) – des habitués – se sont pliés à l’exercice.
“Ils nous ont enterrés mais ils ignoraient que nous sommes des graines”
Alors qu’un brouhaha convivial inonde la salle, le taulier de l’émission, les yeux fixés sur une horloge, intime aux spectateurs de baisser le ton : “On commence dans dix secondes !”. L’expérience n’y fait rien : pour cette première, la main de Daniel Mermet tremble un peu tandis qu’il ajuste son casque. Des enceintes qui entourent la table, le bruit d’échappement d’une Harley Davidson rugit, puis les premières notes de trompette de Love for Sale par Cannonball Adderley se font entendre. Un frémissement parcourt la salle – majoritairement composée d’un public âgé, des fidèles de la première heure – à l’écoute du générique culte de l’émission.
La voix de Daniel Mermet, impeccablement posée, s’y greffe comme au bon vieux temps : “Ils nous ont enterrés mais ils ignoraient que nous sommes des graines. C’est le premier message adressé par une auditrice après la suppression de Là-bas si j’y suis en juin dernier. Nous en avons fait un mot de passe pour tenir le coup et pour rebondir de plus belle.” La métaphore fonctionne. Depuis septembre, 13 000 abonnés ont souscrit au projet de site de Daniel Mermet, qui ne reposera que sur ce financement. Il en faudra encore 10 000 pour permettre à l’équipe de réaliser le “7-9 neuf”, ce projet de matinale à contre-courant qu’avait formulé Mermet au début de la mobilisation, et qui avait immédiatement séduit ses soutiens. Autour de la table, une de ces mauvaises graines était invitée, la 10 000e abonnée, Isabelle Jouve, une auditrice fidèle qui avait aussi participé au crowdfunding du documentaire de l’association Les Mutins de Pangée sur Howard Zinn − des amis de Daniel Mermet. Le monde de la gauche alternative est petit.
“Il y a 222 ans on raccourcissait Louis XVI”
Ce soir il fut question de l’après-Charlie, des perspectives que pourrait ouvrir une victoire de Syriza aux législatives anticipées en Grèce ce dimanche 25 janvier, de la loi Macron et du mythe de l’islamisation qui galvanise quelques identitaires inspirés par le mouvement islamophobe Pegida en Allemagne. Des débats parfois techniques sur la dette, des interventions iconoclastes sur Charlie et pédagogiques sur le droit du travail, une once de critique des médias, une chronique humoristique assurée par Didier Porte, le tout entrecoupé de quelques reportages : tels furent les ingrédients de cette soirée d’ouverture du Là-bas nouveau.
La date n’avait pas été choisie au hasard : “Il y a 222 ans on raccourcissait Louis XVI”, rappelle Daniel Mermet. Traditionnellement le 21 janvier, on mange donc de la tête de veau pour célébrer cet événement majeur de la Révolution française. Ce que feront les plus jusqu’au-boutistes ce soir-là, lors d’un banquet d’irréductibles militants de la gauche critique.
“Là-bas hebdo” sera diffusée tous les jeudis sur le site la-bas.org. L’avant-première du 21 janvier y sera mise en ligne sous peu, et sera accessible pendant deux jours aux non-abonnés.