Comme une manif’ dispersée parce qu’elle prenait trop d’ampleur, comme un squat évacué parce qu’il avait trop duré, l’émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis, a été supprimée de la nouvelle grille de France Inter, après vingt-cinq ans d’existence. L’audience déclinait, et son présentateur se faisait vieux (71 ans), a prétexté la nouvelle directrice, Laurence Bloch.
Passée l’amertume – ou presque – Daniel Mermet et son équipe ont décidé de se lancer dans la construction d’un site internet, qui sera le prolongement de son émission par d’autres moyens. Les pétitions pour le soutenir ont récolté 170 000 signatures. C’est sur ces auditeurs modestes et géniaux (AMG) et sur de nouvelles têtes tentées par l’aventure numérique que Mermet compte pour financer ce site, qui s’inspire des modèles économiques d’Arrêt sur Images et de Médiapart. Une campagne d’abonnements a déjà commencé.
Alors que trois de ses reporters ont récupéré in extremis une hebdomadaire sur France Inter le samedi de 16h à 17h (Comme un bruit qui court), le destin journalistique de cet enquiquineur des ondes n’est pas scellé. Le retour de Là-bas si j’y suis version 2.0 est prévu pour le 21 janvier 2015. Date d’anniversaire de la mort de Louis XVI… et de Lénine. Entretien.
Avez vous eu des nouvelles, ou pris une décision, concernant les reportages d’été que la directrice de France Inter vous avait proposés suite à l’annonce de la suppression de votre émission ?
Daniel Mermet – Non, aucune décision pour le moment. Les négociations sont au point mort actuellement. Cela peut repartir, je n’en sais rien, pour l’instant c’est au point mort.
Que pensez-vous de la nouvelle grille de France Inter, et de l’arrivée de nouveaux animateurs comme Nagui par exemple ?
Je ne vais pas avoir un jugement sur la nouvelle grille de France Inter. Il faut voir ce que ça va donner. France Inter est une radio populaire et savante à la fois, je l’ai toujours dit. Donc je ne suis pas du tout contre la présence d’animateurs populaires et grands publics. C’est quand même ça la chance d’avoir un large public.
D’autre part, même si cette direction ne veut plus de moi, plus de nous, ni de Là-bas si j’y suis, je reste tout de même très attaché à France Inter. Certains de nos auditeurs prônent le boycott : je ne suis pas pour le boycott de France Inter ni de Radio France. C’est une trop belle maison, et un trop beau trésor collectif pour qu’on le boycotte.
Comment interprétez-vous le fait que votre émission ait été remplacée par celle de Fabrice Drouelle, “Affaires sensibles”, qui n’a rien à voir, et qu’il n’y ait plus qu’une hebdomadaire pour vos trois reporters ?
Il y a eu une pression très rapide de nos auditeurs, qui se sont mobilisés très rapidement après l’annonce de la suppression, et ils le sont toujours. Je pense donc que la direction s’est dit qu’il fallait quand même faire quelque chose. C’est pourquoi ils ont recasé trois reporters de Là-bas si j’y suis dans une émission du samedi à 16h, qui n’est pas très bien exposée. Mais ils vont faire leur propre émission, développer leur propre histoire, et c’est très bien. Je suis content pour eux.
Ce que je note de façon plus générale, c’est qu’on est dans un pays où l’on peut protester, on peut contester, on peut appeler à la révolution, à condition de rester dans les marges. La suppression de Là-bas si j’y suis en est le symptôme. Le reproche qui a été fait à cette émission c’est d’être à la fois trop dissidente et trop populaire. C’est en tout cas comme ça que les auditeurs ressentent les choses et les expriment depuis le 26 juin. Ils ont été 170 000 à signer les pétitions, des milliers de messages nous arrivent encore, pour beaucoup très explicites, des analyses profondes qui nous ont beaucoup surpris nous mêmes. Et tout un tas de soutiens de toutes sortes nous sont parvenus, comme celui d’Aurélie Filippetti, ou de Christiane Taubira qui a vu dans cette suppression une “pensée mutilée” dans un tweet particulièrement remarqué.
#LàBasSiJySuis bientôt monde englouti? Défaite de la complexité. Pensée mutilée. ‘Le Divers rétrécit, telle est la menace’.V. Segalen. ChT
— Christiane Taubira (@ChTaubira) 5 Juillet 2014
Cela dit il s’est trouvé des directions qui acceptaient très bien cette émission. J’ai déjà cité Jean-Marie Cavada, Jean-Luc Hees, qui ne sont pas dans notre catégorie éditoriale mais qui considéraient qu’elle avait tout à fait sa place à Radio France. Ce n’est plus le cas de la direction et de la présidence actuelles, qui acceptent encore ça mais à la marge. Mais je suis sûr, et j’espère bien que mes trois anciens reporters vont se débrouiller, vont faire des merveilles, et vont trouver leur propre voie. Il y a de la place encore pour le talent à Radio France.
Vous allez maintenant devoir porter le discours critique de Là-bas si j’y suis sur internet, où quelques sites comme Médiapart, Arrêt sur Images ou Bastamag occupent ce créneau. Comment allez vous faire pour vous distinguer de ces médias déjà existants ?
On n’a pas envie de se distinguer. Ils ne sont pas si nombreux, il ne faut pas exagérer. Vous en avez cité trois, il y a des blogs, mais il y a encore de la place et un public pour des sites d’info qui font un vrai travail journalistique On a été surpris d’ailleurs de la manière dont on a été accueillis. Daniel Schneidermann nous soutient chalheureusement, les gens de Médiapart aussi, avec les gens de Bastamag on se connaît et on s’apprécie beaucoup aussi. On ne va pas chercher à se distinguer par rapport à eux. On va vivre notre vie. Il y a des personnalités différentes, des façons d’approcher les choses différentes, mais dans tous les cas on travaillera en cohésion. C’est un autre univers.
Pour tout dire, c’est vrai que dans un premier temps internet s’apparentait un peu à un refuge. Mais maintenant, en travaillant, en réfléchissant, en écoutant les uns et les autres, on entrevoit des possibilités étonnantes. C’est un autre univers et surtout une autre dynamique. C’est vrai qu’il y a une défiance vis-à-vis de l’internet, mais il y a aussi des possibilités, des libertés possibles qui sont très encourageantes. Je suis très content d’aller dans cette direction.
Vous aviez déjà une réflexion sur internet, sur les pure players, avant de vous lancer ? Vous pensiez que c’était quelque chose d’avenir ?
Oui, pour plusieurs raisons. C’est d’abord la possibilité d’aller vers des publics plus jeunes. Il n’y a rien à faire : France Inter est en train de vieillir avec son public. Cela a d’ailleurs été dit récemment : les auditeurs de France Inter ont soixante ans. Or sur le net il est possible de s’adresser à un public plus jeune, et plus populaire aussi : il ne faut pas croire que le net est réservé aux bobos. Il y a vraiment un large public populaire qui va vers ce média, et qui l’utilise. Il va falloir inventer d’autre façons de procéder, d’autres façons de s’exprimer. Je trouve ça très excitant.
Par exemple l’idée du 7-9 neuf, que l’on avait un peu lancée en l’air. Tout le monde depuis longtemps se dit : “On aimerait bien entendre autre chose entre 7h et 9h”. Il suffit de balader ses oreilles le matin sur les cinq ou six radios qui proposent des infos, et qui concernent pas loin de 8-9 millions de Français, pour s’en convaincre. On y pense, mais comment faire ? C’est quand même assez lourd, cela suppose des équipes, de se lever tôt! (rires) Cette idée a en tout cas reçu beaucoup d’échos favorables. C’est aux auditeurs de s’abonner dès maintenant de façon à ce qu’on puisse disposer de fonds pour construire le projet et construire l’équipe qui va le faire vivre. Cela se présente sous d’assez bonnes augures. On est assez confiants.
Le contenu du site sera donc multimédia ? Pour la vidéo vous comptez travailler avec les Mutins de Pangée ?
On travaille actuellement sur un film consacré à l’historien Howard Zinn avec les Mutins, et on compte bien sur eux pour se plonger dans l’affaire. On continuera à présenter des reportages en son comme à la radio, parce que la radio permet des choses que l’image ne permet pas, c’est quand même une forme d’expression supérieure. Mais on fera aussi de l’image avec les mutins, et peut être d’autres. Des idées toutes bêtes arrivent et des idées moins bêtes. Et puis de l’écrit aussi, on ne s’interdit pas de travailler des reportages en longueur.
Mais le moteur sera le 7-9 neuf, qui renverra aux émissions précédentes, et dans lequel on fera intervenir un chroniqueur : Frédéric Lordon, Gérard Filoche… Il faut voir s’ils pourront. C’est très stimulant parce qu’en écoutant les infos tous les matins, on s’aperçoit qu’on pourrait apporter des regards différents, une autre hiérarchie, tout en restant très rigoureux, on ne va pas faire un boulot militant, simplement proposer le regard de Là-bas si j’y suis, qui est connu, qui n’est pas clandestin. On a hâte de pouvoir travailler normalement, de reprendre notre boulot normal de journaliste. C’est une association à but non lucratif qui a été créée. Pas une entreprise. Je ne suis pas en train de monter ma start-up.
C’est un défi pour vous d’aller sur internet, là où les critiques émises par Article 11 à votre encontre se sont le plus largement diffusées, en dépit de la réponse que vous avez publiée ?
Non, je pense que cette histoire est réglée. J’ai répondu de la manière la plus claire possible, la plus évidente, probante. Maintenant, on ne pourra jamais empêcher cette histoire de perdurer encore un peu, mais je pense que ça va se dissoudre avec le temps. Cela fait partie de ces tributs que l’on paye : quand on est visible on est visé.