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LASTDAYS

jerome garcin

Brigitte Bardot, l'éternel retour

11 Juillet 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Yves Bigot, Colombe Schneck et la revue "Schnock" célèbrent, à la veille de son 80e anniversaire, cette femme qui "tenterait même un saint".

Brigitte Bardot en 1969, dans "les Femmes", de Jean Aurel. (©NANA PRODUCTIONS/SIPA) Brigitte Bardot en 1969, dans "les Femmes", de Jean Aurel. (©NANA PRODUCTIONS/SIPA)

Chaque fois que la France déprime, elle en appelle à Brigitte Bardot. Ce n'est pas seulement que les idées politiques et les croisades animalières de la Jeanne d'Arc de la Madrague collent à l'air du temps. C'est aussi qu'elle incarne une époque, une insolence, une liberté de vivre révolues, elle dont Roland Barthes écrivait, en 1954, dans ses «Mythologies»:

Elle représente un érotisme dépouillé de tous ces substituts faussement protecteurs qu'étaient le semi-vêtement, le fard, le fondu, l'allusion, la fuite.

Pas étonnant que, à la veille de son 80e anniversaire, le 28 septembre prochain, B.B. redevienne donc tendance. Yves Bigot célèbre «la Femme la plus belle et la plus scandaleuse au monde» (Don Quichotte) dans un livre où il rappelle le mot formidable de Simone de Beauvoir: «Elle tenterait même un saint.»

Et dans son roman, «Mai 67» (Laffont), Colombe Schneck prête à «Bri», parfumée à L'Heure Bleue de Guerlain, une torride histoire d'amour avec un jeune costumier marocain de Cinecittà, que la belle aurait initié au plaisir sans lendemain.

Mais la meilleure preuve de son éternelle jeunesse, c'est qu'elle fait la une de «Schnock», la plus mode des revues vintage, la seule capable de réévaluer à la hausse les valeurs qu'on croyait démonétisées.

Dans son numéro 11 (La Tengo, 14,50 euros), où le chanteur Guy Béart voisine avec le catcheur André The Giant et les putes de Michel Simon avec les «big bisous» de Carlos, «Schnock» fait raconter Bardot par son couturier Jean Bouquin, son parolier Jean Max Rivière, et sa rivale Mylène Demongeot.

Sans oublier de lui donner la parole dans un glossaire épatant. Où l'on apprend que Bardot est à moitié aveugle, que le plus beau jour de sa vie fut une nuit, qu'elle envoie, de l'étranger, des cartes postales à ses chiens, et qu'elle a dit de Catherine Deneuve, marraine d'un concours de fourrure:

Parrainer une peau de lapin, pour une ancienne Peau d'âne, quelle tristesse !

Jérôme Garcin

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Quand l'Ecole normale supérieure s'intéresse à Pierre Desproges

30 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Je n'oublierai jamais le soir de 1985 où, dans sa jolie maison de la rue de la Mare, à Paris, dont la bibliothèque était pleine de Kafka, de Vialatte et de dictionnaires, Pierre Desproges m'avait confié: «Tout le monde me dit que je suis un humoriste, mais moi, je me sens surtout écrivain.»

Il venait, il est vrai, de publier son unique roman: «Des femmes qui tombent». Il ignorait que ses années étaient comptées et ne pouvait imaginer que, vingt-cinq ans après sa mort, la prestigieuse Ecole normale supérieure ferait, de son oeuvre d'«artiste dégagé», l'objet d'un colloque réunissant des professeurs de linguistique, de sociologie et de littérature.

Cette perspective eût flatté le styliste et amusé le satiriste. Flatté d'être comparé ici à Socrate, La Rochefoucauld et Cioran. Amusé de voir des universitaires disséquer doctement «l'ethos desprogien», y prélever sous abri des «syllepses homophoniques», des «énoncés doxiques», des «indications mimopicturales [qui] introduisent une spatialisation parodique», sans compter de nombreux «zeugmas» (c'est une figure de style, et non une dermatose virale).

Malgré tout, on ne saurait trop préconiser la lecture des actes de ce colloque (Editions Rue d'Ulm, 16 euros). Ils apprendront d'abord aux plus jeunes à quel niveau, avec l'érudit et hilarant Monsieur Cyclopède, se hissait l'humour dont osent se réclamer Sébastien Cauet et Cyril Hanouna.

Ils prouvent ensuite combien Desproges était visionnaire, lui qui jugeait la gauche et la droite également corrompues, refusait de choisir entre la peste et le choléra, et ne sauvait de l'opprobre que les lointaines figures de Jaurès et de Gaulle.

Ils rappellent enfin que son ironie n'avait aucune limite. Qui oserait dire en 2014: «Les animaux sont moins intolérants que nous: un cochon affamé mangera du musulman»; «Il vaut mieux rire d'Auschwitz avec un juif que jouer au Scrabble avec Klaus Barbie», ou comparer le sacro-saint ballon de foot à un étron?

Jérôme Garcin

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"L'humour est la politesse du désespoir"... mais qui l'a dit le premier?

24 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

C'est une vieille loi de la rhétorique : moins on sait, plus on cite. Le vide de la pensée est rempli de sentences définitives. Nos politiques excellent à ce petit jeu. Ils balancent des aphorismes en croyant donner du brillant à leurs propos ternes et l'illusion qu'ils connaissent leurs classiques. Ainsi le moindre candidat battu aux élections nous inflige-t-il le sempiternel «Ce qui ne me tue pas me rend plus fort», de Nietzsche.

Mais le plus à plaindre, c'est René Char. Dans ses pires cauchemars, le poète du «Marteau sans maître» n'aurait jamais pensé qu'il serait autant convoqué, détourné et pillé par les phraseurs, dont les discours ronflants sont truffés de: «Agir en primitif et prévoir en stratège»; «L'homme est capable de faire ce qu'il est incapable d'imaginer» ou encore «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront.»

La citationnite est une maladie qui, en recyclant toujours les mêmes maximes, finit par rejeter ceux qui les ont écrites. L'ingratitude ajoute alors à l'ignorance.

Heureusement, il y a Dominique Noguez. Cet excellent écrivain, qui tient à la fois de l'égyptologue et du détective privé, a travaillé dur pour trouver «la Véritable Origine des plus beaux aphorismes» (Payot, 15 euros).

Il rend, par exemple, à Chris Marker, cette magistrale définition de l'humour: «la politesse du désespoir», que d'aucuns attribuaient à Hugo, Wilde, Duhamel, Vian, Valéry, voire Churchill. L'enquête d'authenticité menée par l'inspecteur Noguez fait six pages, elles sont dignes d'un mini-polar.

De «Madame Bovary, c'est moi», phrase prononcée, mais jamais écrite par Flaubert, à «Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois», maxime volée par Jacques Dutronc à La Rochefoucauld, tout le livre, drôle, excitant, édifiant, est à l'avenant. Dominique Noguez est la preuve qu'«un écrivain ne lit pas ses confrères, il les surveille». C'est de Maurice Chapelan.

Jérôme Garcin

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Pierre Luccin : défense du sanglier

20 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Cela faisait plus de quarante ans qu'il n'écrivait plus. Il préférait se consacrer à sa vigne de Tabanac, où il produisait un bordeaux généreux et clément. La littérature, pour lui, c'était le passé. Elle lui avait donné du bonheur en même temps qu'elle avait causé son malheur.

Entre 1943 et 1947, il avait publié sept livres, dont deux, mémorables, chez Gallimard: «la Taupe» et «le Marin en smoking», où il avait romancé ses souvenirs de steward sur les transatlantiques dont les passagers les plus illustres s'appelaient Greta Garbo, Marlene Dietrich, Aristide Briand et Albert Londres. Mais pendant l'Occupation il avait signé des nouvelles dans «la Gerbe» et «Je suis partout». Frappé, à la Libération, de cinq ans d'indignité nationale, il avait alors tourné le dos à l'édition et s'était réfugié dans ses règes girondines.

Retour de flamme ? Exutoire ? Exorcisme ? Soudain, à 80 ans, Pierre Luccin sur le métier remit son ouvrage. Il avait gardé la main. «Le Sanglier» est une charge. Le héros, Daniel Braine, évadé d'un camp allemand, revient en 1945 dans son pays nantais. Il n'y trouve que des ruines.

Sa mère et son fils, qui rêvait de construire «des bateaux-cathédrales», ont péri dans un bombardement. Sa femme est partie avec un camionneur qui faisait du marché noir. Les «salauds», eux, sont indemnes.

Il s'enfuit sur les routes, direction le sud, se vend ici le temps des vendanges, là pour la pêche aux aloses, maraude, détruit de rage un poste de radio, cette fabrique de mensonges, s'enfonce dans les bois, se nourrit d'oeufs de pie et de corneille, se glisse dans une grotte, devient troglodyte, ne se lave ni ne se rase, tanne des peaux de putois pour l'enfant qu'il attend d'une vachère (elle meurt avant d'accoucher), fait face aux chasseurs et aux gendarmes...

Une centaine de pages suffisent à Pierre Luccin pour décrire la métamorphose d'un homme désabusé en sanglier féroce. «Tous les avrils et tous les mais avaient été trop saccagés au fond de lui pour qu'ils pussent renaître. Il marchait ramassé, prêt à charger, comme une bête.»

C'est un livre carnivore sur le dégoût de vivre, de survivre plutôt, la rage de fuir, la haine de l'autorité, l'aversion pour les juges, l'exécration des bien-pensants, des «pourceaux domestiqués» et des «réciteurs d'amen».

La prose de son auteur, un revenant, sent la souille, le suint, la vieille braise et les feuilles mortes. Pierre Luccin confiait que ce «Sanglier» sauvage, fonceur et révolté lui ressemblait. Après la dernière phrase de son ultime livre - «Il mordit la terre à pleine gueule» -, le vigneron de Tabanac rangea sa plume pour toujours.

Jérôme Garcin

Le Sanglier, par Pierre Luccin, Finitude, 120 p., 13 euros.

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Mais qu'est donc allée faire Isabelle Huppert dans "La Ritournelle" ?

15 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

On avait quitté Isabelle Huppert tout de blanc vêtue dans «les Fausses Confidences», à l'Odéon, où elle était une éblouissante Araminte qui buvait du champagne et collectionnait les escarpins Louboutin. On la retrouve au Salon de l'Agriculture, où elle étrille soigneusement, juste avant un concours, une énorme vache charolaise dont la médaille d'or va la rendre aussi heureuse que si elle avait obtenu un oscar à Hollywood.

Qu'on ait du mal à y croire n'est pas grave. Isabelle Huppert sait tout jouer, elle peut pailler une étable avec conviction. Mais «la Ritournelle» est un film si convenu, si prévisible, parfois un peu ridicule, qu'on se demande pourquoi - sinon par fidélité à Marc Fitoussi, qui l'a dirigée dans l'intéressant «Copacabana» - elle s'inflige un tel rôle. D'autant qu'elle l'a déjà incarné, et autrement mieux, quand elle était Emma Bovary pour Claude Chabrol.

Dans le même décor flaubertien du pays de Caux, et avec son gentil mari Xavier (Jean-Pierre Darroussin), Brigitte élève des bovins, fait de l'eczéma et s'ennuie. Jusqu'au jour où elle va rejoindre «à la capitale» le joli garçon (Pio Marmaï) qu'elle avait croisé un soir chez des voisins fêtards, donc parisiens. Mais elle reviendra au bercail pour s'entendre sermonner, dans la stabulation, par son mari.

Fourche à la main, il nous fait un mauvais pastiche de «la Femme du boulanger» en remplaçant la chatte Pomponnette par une vache laitière. Pagnol, à côté, paraît très moderne. On n'y trouvait pas tous ces clichés sociologiques et psychologiques dispensés par Marc Fitoussi avec une désarmante générosité.

Et puisque je vous tiens, ne manquez pas la sortie, le même 11 juin, de «Black Coal», du Chinois Diao Yinan (voir "Le Nouvel Observateur" du 5 juin 2014, p. 124-125). Un excellent polar situé dans la Mandchourie minière de 1999, en même temps qu'un portrait sauvage, violent, cruel et absurde d'une Chine provinciale méconnue. Et surtout, une réalisation d'une effrayante beauté. Ça, c'est du cinéma.

Jérôme Garcin

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Modiano 64 (2012)

7 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

C'était en 1964. Jean, qui ressemble si fort à Patrick Modiano, avait 20 ans et il passait alors le plus clair de son temps à errer dans Paris, entre Montparnasse, le chantier de la nouvelle fac de Censier et la Cité universitaire du boulevard Jourdan.

Par l'intermédiaire de son amie, l'équivoque Dannie, il rencontre une bande mystérieuse de pseudo-étudiants, certains sortant de prison, d'autres travaillant pour les services secrets marocains. Il est question de faux papiers, d'un crime, de menaces sourdes - l'affaire Ben Barka se profile. Jean et Dannie se réfugient dans une maison d'Eure-et-Loir...

Impressionnant roman d'atmosphère, «l'Herbe des nuits» est plein de souvenirs en forme d'aveux sur le «temps immobile», la confusion entre le présent et le passé, le frère perdu, l'identité. «Encore aujourd'hui, écrit Modiano, je doute que mon extrait d'acte de naissance soit exact.» Ce qui ne fait pas de doute, c'est qu'il est né à la littérature dans ces années-là. Pour notre bonheur.

Jérôme Garcin

L'Herbe des nuits, par Patrick Modiano,
Gallimard, 180 p., 16,90 euros. (en librairie le 4 octobre).

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Saint-Beyrouth-des-Prés

6 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Si Beyrouth-sur-Mer prolongea Saint-Germain-des-Prés pendant un demi-siècle, c'est par la volonté d'un homme, Antoine Naufal.

L'histoire de sa librairie est incroyable.

On croit rêver. A peine un prix littéraire était-il décerné à Paris qu'il était aussitôt disponible rue du Patriarche-Hoyeck, à Bâb Idriss, où on se l'arrachait. Tous les écrivains français - Gide, Malraux, Aragon, Butor, Sagan faisaient le voyage pour signer en priorité leur nouveau livre dans cette librairie où «l'Art culinaire libanais», de Georges Rayess, voisinait avec les essais les plus pointus de Barthes et de Foucault.

Dans les allées bondées, les textes féministes de Simone de Beauvoir, le libelle de Maxime Rodinson sur Israël ou le «Ni Marx ni Jésus», de Jean-François Revel, suscitaient d'intenses discussions. On y croisait un matin Frédéric Dard et, le soir, Gérard de Villiers. Le «Grand Larousse» y remporta un tel succès (plus de 4000 exemplaires vendus) que son éditeur décida de distribuer le tome 7 au Liban avant même qu'il ne fût disponible en France...

Si Beyrouth-sur-Mer prolongea Saint-Germain-des-Prés pendant un demi-siècle (des années 1930 aux années 1980), c'est par la volonté d'un homme, Antoine Naufal, le fils d'un simple tailleur qui allait devenir le réunificateur de l'Orient et de l'Occident. Malgré les crises et les guerres, il ouvrit une, puis deux, puis trois librairies Antoine, où la littérature française était à la fête et la liberté de penser, imprescriptible.

A ce personnage du Levant hors du commun (ainsi qu'à ses deux frères et alliés), que ni les bombardements ni les pillages n'empêchèrent de prospérer, Nada Anid consacre une passionnante biographie, «les Très Riches Heures d'Antoine Naufal, libraire à Beyrouth» (Calmann-Lévy, 19 euros). 

A travers son destin, c'est aussi l'histoire d'un pays idyllique et martyr, où «pétillait le champagne et sifflaient les balles», que raconte ce roman vrai dont le premier titre était «L'homme qui aimait la France». Trente ans après sa mort, et grâce à Nada Anid, la France va enfin apprendre à l'aimer.

Librairie Antoine, en 1982 (©Archives famille Naufal)

1982. La devanture de la librairie après les combats qui ont embrasé le centre-ville. (©Archives famille Naufal)

J.G. 

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"La France, c'est le vélo": Sempé met l'identité nationale en pièces

6 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

La Monnaie de Paris a demandé au grand dessinateur d'illustrer quatorze pièces d'argent et une d'or. Rencontre.

Les pièces commandées à Sempé par la Monnaie de Paris (DR) Les pièces commandées à Sempé par la Monnaie de Paris (DR)

Pas besoin de sortir de l'euro pour entrer dans le Sempé. Les deux monnaies sont compatibles. A partir du 2 juin, vous pourrez en effet, afin de régler un achat de 10 euros, utiliser aussi bien le traditionnel billet rouge représentant une arche romane que la pièce dessinée par le père du «Petit Nicolas». Du moins en théorie. Car le premier s'échange alors que la seconde se collectionne - même en argent, elle vaudra demain de l'or. Qu'on se le dise.

L'antédiluvienne Monnaie de Paris (la plus vieille institution française est née en 864, sous le règne de Charles II) a eu en effet la bonne idée de demander à l'immarcescible Jean- Jacques Sempé (le meilleur dessinateur d'humour français est né en 1932, sous Albert Lebrun) de représenter les valeurs de la République: Liberté, Egalité, Fraternité, et de les décliner au fil des quatre saisons.

Soit douze pièces de 10 euros en argent. A quoi s'ajoutent, sur le thème universel de la paix, deux pièces de 50 euros en argent. Et enfin, pour les plus fortunés, une pièce exceptionnelle de 500 euros en or pur à l'effigie de la République. Car le Sempé est une monnaie forte.

Sempé (Sipa)

Dans sa cantine du boulevard Montparnasse, en face de chez lui, Sempé découvre les pièces qu'il a dessinées et que la Monnaie a frappées. Éclairées par le soleil, elles brillent sur la table, et il jubile. En tirant sur sa cigarette électronique, l'auteur de «Tout se complique» se demande bien s'il pourra dorénavant payer en Sempé ses réserves d'e-liquide. A 81 ans, il n'en revient pas.

Ses dessins, de plus en plus grands et picturaux, ont pourtant connu des vies mémorables: ils ont traversé l'Atlantique jusqu'au légendaire «New Yorker», ont été rassemblés en albums, exposés à l'Hôtel de Ville de Paris, ils sont devenus des décors de théâtre, ont illustré des couvertures d'écrivains et même inspiré des films, mais jamais encore ils ne s'étaient retrouvés gravés sur des pièces. Il ne cache pas sa fierté, elle est un peu enfantine.

Lorsque la Monnaie lui a lancé ce défi, il n'a pas hésité un instant. Et quand elle lui a proposé la thématique républicaine, il a sauté de joie. 

Pensez donc qu'il faut des années à un pubard pour réfléchir à un visuel et inventer un concept ! Moi, j'ai eu l'idée en trente secondes. Pas une idée, d'ailleurs, mais une évidence : la France, c'est le vélo. La République, c'est la petite reine. Toute ma vie, j'en ai fait. Dans ma jeunesse, à Bordeaux, j'étais livreur cycliste pour un courtier en vins. Ensuite, je n'ai pas cessé de pédaler. Même à Paris. La bicyclette a enchanté ma vie et notre pays. J'ai encore la nostalgie du Tour de France, lorsqu'il était une fête populaire et qu'on jouait de l'accordéon aux étapes. Et comme les roues du vélo ont la rondeur parfaite des pièces, j'ai décliné ce moyen de transport pour les trois valeurs de la République.

Le vélo comme instrument de la félicité. La Liberté ? Un homme, les bras en croix, pédale dans la campagne: «Vous lâchez les mains du guidon, ajoute Sempéet vous voilà libre d'aller où bon vous semble!» L'Egalité ? Un couple sur un tandem, uni dans un même effort. La Fraternité ? Une course frontale de quatre enfants en équilibre sur leurs bécanes qui se tiennent par les épaules. 

Pour la Paix, en revanche, le vélo ne fonctionnait plus, alors j'ai repris le symbole classique de la colombe. Elle marche ici sur un fil avec, dans le bec, un rameau d'olivier.
"Je suis devenu lent, je m'agace"

Chaque pièce est présentée dans un petit livret cartonné dont l'aquarelliste Sempé a dessiné, selon les saisons, les paysages champêtres qui sentent la noisette, comme dans les chansons de Mireille et les films de Tati. C'est ravissant, et tellement poétique. On dirait le tableau changeant d'un monde disparu, révolu, et dévolu uniquement aux deux-roues. Au point qu'on se demande si, en fait d'euros, l'auteur de «De bon matin» n'a pas cru plutôt dessiner des francs, des anciens francs, sonnants et trébuchants.

Avec un art de miniaturiste auquel il n'est guère habitué, Sempé s'est appliqué à dessiner chaque saynète, rageant contre la fatigue qui, parfois, le saisissait: 

C'est que je n'ai plus la facilité de mes 20 ans. J'ai maintenant besoin d'une loupe. Il arrive à ma main gauche de devoir soutenir la droite. Je suis devenu lent. Je m'agace. Si vous saviez... 

Jamais, pourtant, il ne s'est plus rapproché de l'enfance qu'en dessinant des gens heureux sur des pièces qui roulent, en chantant, vers le passé.

Jérôme Garcin

A lire, à voir, à savoir

Les pièces Sempé sont disponibles dans 2800 bureaux de poste depuis le 2 juin.
La maladie du papier, d'Eero Tolvanen et Sempé, Editions Martine Gossieaux.
Les vacances du Petit Nicolas, (Imav Editions) fait l'objet d'une exposition à la mairie du 4e arrondissement de Paris (du 20 juin au 31 juillet).

Article paru dans "le Nouvel Observateur" du 29 mai 2014. 

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Ce que nous devons à Françoise Sagan

4 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Denis Westhoff, le fils unique de Françoise Sagan, voulait qu'une jeune femme d'aujourd'hui se souvînt de ce qu'ont représenté, en 1954, la sortie et le succès de «Bonjour tristesse». Il a lancé le défi à Anne Berest, 35 ans, auteur de «la Fille de son père», qui l'a aussitôt relevé en interrompant l'écriture de son troisième roman.

Anne Berest croit en effet aux «signes». Elle est allée voir une voyante, qui a deviné qu'elle écrivait sur Sagan, l'a même encouragée à boire et lui a soufflé: «Elle veille sur vous et saura vous protéger. Elle va faire de vous une femme libre.» Alors qu'elle traversait une période douloureuse - la séparation d'avec le père de sa fille qui lui donnait l'impression d'être «une valise sans poignée» -, elle a trouvé en Françoise Sagan, celle de 1954, une alliée, une complice et une confidente.

Anne Berest la raconte autant qu'elle se raconte, l'interpelle autant qu'elle s'interroge, la fait revivre en même temps qu'elle revit. Elle sonne à la porte de Florence Malraux, qui fut la presque soeur de Françoise Quoirez, croise à Deauville Jean Echenoz, qui a si bien su portraiturer Ravel, séduit un garçon blond, de dix ans son cadet, «détaché de sa propre beauté», et va rôder à Saint-Tropez, dans l'ombre dansante de Brigitte Bardot.

C'est saganesque en diable. Un seul regret dans ce récit où Anne Berest met si bien en scène la parution de «Bonjour tristesse» et la coalition des «vieillards sublimes» ayant conspiré à son triomphe: qu'elle parle si peu de ce roman cristallin grâce auquel, à son tour, elle est devenue romancière.

Anne Berest (©SIPA)

Et Françoise devint Sagan

Le 6 janvier du terrible hiver 1954, une jeune fille rangée de 18 ans, qui pèse 49 kilos, mesure 1,66 mètre et fume des Chesterfield sans filtre, remet au siège des Editions Julliard, 30, rue de l'Université, une maigre chemise en carton sur laquelle est écrit à la main: «Françoise Quoirez, 167, boulevard Malesherbes, téléphone: Carnot 59 81, née le 21 juin 1935.»

A l'intérieur, les 160 feuillets de «Bonjour tristesse», roman écrit en six semaines dont le titre est emprunté à un vers d'Eluard et dont la première phrase est devenue culte: «Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse.» 

Dans la nuit du 25 janvier, René Julliard, l'éditeur qui passe pour savoir renifler les lolitas (l'année suivante, il publiera Minou Drouet, 8 ans), s'entiche de l'héroïne du manuscrit: Cécile, 17 ans, orpheline de mère, milieu aisé, qui raconte ses vacances d'été dans une villa de la Côte d'Azur avec son père, Raymond, qu'elle adore, et la maîtresse de celui-ci, Elsa, une idiote.

Survient une ancienne connaissance, Anne Larsen, raffinée, autoritaire et intelligente, pour laquelle son don Juan de père abandonne aussitôt Elsa. Cette fois, Cécile sent la menace. Elle est vraiment jalouse et monte un savant stratagème pour éloigner la nouvelle prétendante, tout en découvrant la sexualité dans les bras de Cyril, un étudiant de 26 ans. L'histoire se termine de manière tragique, dans un accident de voiture où périt Anne Larsen. Bonjour, tristesse.

Françoise Quoirez applique à son désenchantement un style de hussard. Elle porte, sur le cynisme de son héroïne, des yeux de soie. Elle applique les lois de la tragédie grecque aux plages de la Riviera. Elle fait entrer l'ennui, qui est un sentiment d'adulte, dans le monde des adolescents. Elle a déjà des bleus à l'âme, qu'elle soigne au whisky, et le goût de la formule laconique. «Je connaissais peu de choses à l'amour : des rendez-vous, des baisers et des lassitudes.» Cela s'appelle la grâce. Elle touche René Julliard, qui convoque au petit matin la romancière prodige par télégramme.

La suite, on la connaît. Françoise étant mineure, ce sont ses parents qui signent son contrat et, craignant pour l'honorabilité de leur nom, exigent que leur fille, alias «Kiki», prenne un pseudonyme. Elle le trouve chez Proust, et son prince de Sagan. «Bonjour tristesse» sort en librairies quand tombe Diên Biên Phu. C'est une victoire.

La presse parle d'une «nouvelle Gigi», d'une «enfant de Laclos», d'une «Radiguet en jupons». A la une du «Figaro», François Mauriac baptise d'une main de prélat «le charmant petit monstre», dont le talent littéraire n'a d'égal que le «dévergondage».

Elle reçoit le prestigieux prix des Critiques, où siègent notamment Georges Bataille, Jean Paulhan, Maurice Blanchot et Roger Caillois. Ils saluent la romancière en herbe sans mesurer combien son livre annonce l'insolente beauté de Bardot bientôt immortalisée par Vadim à Saint-Tropez, et préfigure la jeunesse émancipée, «les 400 Coups», la contraception, la libération des moeurs des années 1960.

En décembre 1954, René Julliard fait les comptes: 11,4 kilos de coupures de presse, 500.000 exemplaires vendus de «Bonjour tristesse» et vingt traductions acquises. Françoise Sagan, qui dit apprendre à porter sa légende comme une voilette, est à la tête d'une fortune. Elle s'achète deux Jaguar, offre un manteau de vison à sa mère et brûle le reste à La Ponche. Celle que, l'année suivante, Broadway surnommera «Mademoiselle Tristesse» est heureuse. Elle a maintenant 19 ans et elle laisse dire à tout le monde que c'est le plus bel âge de la vie.

Jérôme Garcin

Sagan 1954, par Anne Berest,
Stock, 198 p., 18 euros. 

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«Mais où sont les riches?», s'inquiète Renaud Camus

4 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

La scène se passe à Aix-en-Provence, en mai 2011. Renaud Camus est assis à la terrasse d'un café «jadis élégant», Les Deux Garçons. Regardant déambuler la foule sur le cours Mirabeau, le châtelain de Plieux est saisi d'effroi et de dégoût: «Je ne vois défiler que des prolétaires, des pauvres...» En vain cherche-t-il chez eux la moindre trace de «culture» et de «distinction».

«Mais où sont les riches?» s'inquiète-t-il, ajoutant, sur un ton funèbre qui ferait passer son complice Richard Millet pour Achille Zavatta: «La bourgeoisie a perdu la bataille de l'espace public!» Ces lignes sont extraites de son Journal, «Septembre absolu» (Fayard, 33,50 euros). On se demande pourquoi un éditeur publie ça. Sur 600 pages, ce ne sont, en effet, que jérémiades et pleurnicheries.

Monsieur a des problèmes de voiture, de chaudière, de teinturerie. Il souffre d'une verrue plantaire, d'un lumbago, d'indigestion. Il pleure la dégradation de France-Culture, la disparition des conjonctions de coordination, «l'islamisation» de notre pays. Il exècre le pouvoir médiatique (à l'exception de Radio Courtoisie), «la folie de l'antiracisme» et feu Richard Descoings, qui a osé ouvrir Sciences-Po à «la diversité».

Le seul avantage de ce livre est de démontrer, de manière définitive, que si le fondateur du parti de l'Innocence, par ailleurs soutien actif de Marine Le Pen, est souvent nocif, il est surtout idiot. Dupont-Lajoie en jabot, Bidochon poudré, ce chantre de «la France blanche» manque défaillir dès qu'il aperçoit des Arabes ou des «prolétaires misérables».

Comme les duchesses trop corsetées qui étaient sujettes aux évanouissements, sa prose semble réclamer, à chaque page, des sels de pâmoison. Il faut le voir se plaindre de la musique d'ambiance, dans un restaurant d'Arras où il festoyait avec son «grand ami» Alain Finkielkraut: «Il nous fut refusé qu'on baissât le son!» Il serait temps aussi qu'il fermât sa gueule.

J. G.

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Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents avant-gardistes

2 Juin 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Par Jérôme Garcin

"Ton absence", un film de Daniele Luchetti. (©Emanuela Scarpa)

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Pas facile d'être le fils ou la fille d'artistes qui donnent dans l'avant-garde et la performance. C'est ce que racontent très bien, et très différemment, deux films où l'on pourrait croire parfois que les corps se déploient et se dénudent dans les mêmes ateliers.

Le premier, signé de l'Italien Daniele Luchetti, se déroule à Rome, dans les années 1970. Le jeune et beau Guido ne se contente pas de peindre ses jolies modèles, il couche aussi avec elles et pousse la transgression jusqu'à se donner en spectacle, et à poil, dans les musées. Problème, Guido a une femme, Serena, qui finit par claquer la porte pour expérimenter, en Camargue, l'homosexualité, et deux garçonnets, dont l'un ne cesse de filmer, avec sa caméra super 8, les provocations artistiques de son père, les abandons saphiques de sa mère et les disputes homériques des deux.

Quintessence du cinéma italien d'antan, «Ton absence» (en salles cette semaine), tourné d'ailleurs sur pellicule, est un récit autobiographique où Daniele Luchetti raconte non seulement son enfance dans un milieu bohème et libertaire, mais aussi comment il est devenu cinéaste.

Le second film, «Swim Little Fish Swim» (4 juin), est aussi le premier de Lola Bessis et Ruben Amar. A New York, une jeune vidéaste française (Lola Bessis) squatte l'appartement d'un musicien juif atypique (il compose sur des jouets d'enfant) et propose timidement ses films aux galeries branchées alors que sa mère (Anne Consigny), une artiste parisienne célèbre dont elle fuit l'étouffante emprise, expose au MoMA.

C'est drôle, libératoire, émouvant, follement inventif et, jusque dans la BO loufoque, tellement américain - on pense à un mix de «Frances Ha», de Noah Baumbach, et de la série «Girls», de Lena Dunham - qu'on peine à croire que ce couple de réalisateurs est français et qu'il fait ici ses débuts. Quant à la ravissante Lola Bessis, 21 ans, à la fois devant et derrière la caméra, on lui promet un bel avenir.

Jérôme Garcin

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Enfin une palme pour Marion Cotillard?

29 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

 

C'est qu'elle la mérite, vu sa prestation dans le formidable film des frères Dardenne.

Marion Cotillard dans "Deux Jours, une nuit", des frères Dardenne. (Christine Plenus © Diaphana) Marion Cotillard dans "Deux Jours, une nuit", des frères Dardenne. (Christine Plenus © Diaphana)

Pendant 1h35, l'actrice française la mieux payée - elle est aussi, à Hollywood, l'actrice étrangère la mieux rémunérée - va tenter d'obtenir de seize ouvriers d'une usine belge de panneaux solaires qu'ils votent contre son licenciement et, du coup, renoncent à leur prime de 1000 euros.

En voiture, en bus, à pied, parfois en apnée, l'icône oscarisée du sac «Lady Dior» fait du porte-à-porte dans la banlieue de Seraing afin de mendier un soutien et de sauver sa peau. Celle qui a tourné avec Leonardo DiCaprio, Daniel Day-Lewis, Johnny Depp, Jude Law, Matt Damon ou Joaquin Phoenix doit convaincre des employés, joués par des inconnus, de ne pas céder à l'odieux chantage exercé par leur direction.

L'une des stars de cinéma les plus«sexy», selon «Empire Online», a ici la peau blanche, des cernes sous les yeux, les lèvres sèches, les épaules tombantes sous le débardeur rose et la démarche raide des neurasthéniques ayant abusé du Xanax.

Vous aurez reconnu, si loin des clichés et sans le moindre maquillage, Marion Cotillard, dans «Deux Jours, une nuit», le film éprouvant, haletant et bouleversant de Jean-Pierre et Luc Dardenne, seuls capables d'élever le drame social à la hauteur d'un thriller. Si les cinéastes belges ne reçoivent pas la troisième palme d'or qu'on leur souhaite, leur héroïne - au sens propre - pourrait enfin obtenir le prix d'interprétation féminine qu'elle a frôlé en 2012 avec «De rouille et d'os» et, l'an passé, avec «The Immigrant».

Elle le mérite. Car elle est exceptionnelle dans le rôle de Sandra, cette jeune femme qui dit: «Je ne suis rien», et prouve le contraire. Mais elle n'aurait sans doute jamais montré l'étendue de ses dons si les frères Dardenne n'avaient su métamorphoser la môme avantageuse de «Vanity Fair» en petite guerrière wallonne, accent compris, qu'épuise et endurcit son propre combat. Preuve éclatante qu'au cinéma il n'y a pas de grands acteurs sans grands réalisateurs.

Jérôme Garcin

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Les raisons d'un succès : Dominique Besnehard, l'agent public

24 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Cet homme-là nous rendrait monarchiste. Deux fois, Dominique Besnehard, dont les parents tenaient une supérette à Houlgate (Calvados), a été un très bon roi Louis XVI. Dans «Marie-Antoinette», de Caroline Huppert, et «Beaumarchais, l'insolent», d'Edouard Molinaro.

Il n'y a pas que ses rondeurs et sa perruque sur la langue qui le prédisposaient au rôle et au trône. Il y a aussi la manière, gentille et opiniâtre, de régner sur le cinéma français en sacrifiant, confie-t-il, sa sexualité à son métier. On notera que sa réussite ne lui a jamais fait perdre la tête (sauf lorsqu'il eut à coeur, en 2007, de travailler au sacre élyséen de Ségolène Royal, la Marie-Antoinette de Poitou-Charentes, qui, pour toute gratitude, finit par le congédier comme un valet).

De Louis XVI, qui adorait aussi tirer les bécassines, les faisans et les lapins, Dominique Besnehard a hérité la folle passion de la chasse. Pendant vingt ans, chez Artmedia, le Versailles des agents artistiques, il a débusqué dans les fourrés des actrices inconnues (dont Juliette Binoche, Béatrice Dalle et Marie Trintignant), pourchassé sous abri les metteurs en scène afin qu'ils engagent ses protégés (de Marlène Jobert à Sophie Marceau, de Pierre Richard à Michel Blanc) et bouté les paparazzis qui les harcelaient.

Mais à 50 ans, épuisé de courir après le gros gibier, celui que Pialat surnommait le «marchand de chair humaine» a fait ses adieux à la braconne et à sa cour. Il est aujourd'hui producteur de cinéma et gouverne, en monarque démocrate, le festival du film d'Angoulême.

De Marlene à Depardieu

Dans ses croustillants Mémoires, qu'il a rédigés avec Jean-Pierre Lavoignat, ex-chambellan de «Première» et «Studio», Dominique Besnehard rassemble et range ses souvenirs. Son livre ressemble parfois à ces restaurants sur les murs desquels sont épinglées les photos dédicacées des célébrités qui les ont fréquentés: Johnny et Nathalie Baye voisinent en effet avec la muse de Louis Jouvet, Madeleine Ozeray, Mylène Farmer avec Jeanne Moreau, Sylvie Vartan avec Xavier Beauvois, Florent Pagny avec Isabelle Adjani et Marlene Dietrich, à laquelle il apportait chaque semaine «Variety», avec Gérard Depardieu, qui lui proposait de jouer à touche-pipi dans le foin...

Le plus émouvant, c'est l'enfance normande du petit Dominique, bercé par le «Cinémonde» de sa tante et la tournée de Michèle Torr au Casino, et ce sont ses débuts de comédien maigre, enflammé, dans le lit de Jean-Luc Boutté et sur les plateaux de Doillon, Beineix, Berri ou Pialat - dont il se dit orphelin. Sa vie est un roman balzacien, mais c'est à Spinoza qu'il emprunte sa devise: «Bien faire et se tenir en joie.» Il l'a méritée. En voici la preuve.

Jérôme Garcin

Casino d'hiver, par Dominique Besnehard,
avec Jean-Pierre Lavoignat, Plon, 480 p., 21 euros.

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Il était une fois le Festival de Cannes...

23 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

C'était en mai 1982. Pour la dernière fois, le Festival de Cannes se déroulait dans le Palais Croisette, voué bientôt à la destruction. Il serait remplacé, l'année suivante, par un gigantesque palais en béton surplombant le vieux port et surnommé «le bunker».

Une époque s'achevait et Jean-Michel Gravier, alias JMG, faisait, sur la plage, un ultime tour de piste: «Le Nouveau Palais, cette horreur, va tuerie côté balnéaire de notre festival à l'ancienne.» Chaque jour, dans «le Film français», il égrenait ses potins, ses piques et ses regrets. Ses billets étaient drôles et mélancoliques.

Il s'enthousiasmait pour un jeune comédien, Jacques Zanetti, aujourd'hui oublié, pronostiquait la palme d'or de «Missing», de Costa-Gavras, adorait «la Nuit de Varennes», d'Ettore Scola, jugeait «romanesque» le mariage de Daniel Toscan du Plantier avec Francesca Comencini, traitait Alain Delon de «has been», se moquait de Marin Karmitz qui venait d'acheter de pleines pages de pub pour proclamer: «On peut faire du cinéma sans faire de cinéma», trouvait à Gilles Jacob un look punk («mi-luthérien, mi-"Année dernière à Marienbad"»), payait 9,20 francs le café au bar du Carlton, courait les «buffets champagnards» jusqu'à plus soif et les fêtes jusqu'à l'aube.

Ces chroniques cannoises, et celles qu'il donna au «Matin de Paris» entre 1978 et 1981, sont exhumées et rassemblées dans «Elle court elle court la nuit» (Ecriture, 23 euros). On ne les lit pas sans un pincement au coeur. Nightclubber épineux, nyctalope et cancanier, Jean-Michel Gravier est mort en 1994, à 45 ans. Parce qu'il aimait côtoyer et asticoter les vedettes, il eut ainsi son quart d'heure de célébrité.

Depuis, le temps a propulsé aux oubliettes celui qu'Arnaud Le Guern, son éditeur, tient pour un mix de Jacques Chazot et de Jacques Laurent, espérant secrètement le faire lire par les festivaliers de la 67e édition. S'ils y jettent un oeil, croyez-le, ils ne seront pas déçus.

Jérôme Garcin

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"Le Rouge et le noir": le fait divers derrière le roman

17 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

En 1830, Mme Michoud de la Tour, qui n'a pas 45 ans, mais a déjà des cheveux blancs et soufre encore de ses blessures, reçoit la visite, à Brangues (Isère), de sa bonne amie Mme de Marigny, laquelle lui offre un in-octavo en deux tomes: «Ne le montre pas à ton mari, ma chère, on dit que c'est ton histoire et celle d'Antoine.»

Le roman s'intitule «le Rouge et le Noir», et elle y est représentée sous les traits de Mme de Rênal. Son auteur, Henri Beyle, alias Stendhal, a suivi, dans «la Gazette des tribunaux», le retentissant procès qui s'est déroulé, en décembre 1827, au palais de justice de Grenoble, sa ville natale, et la décapitation de l'accusé, Antoine Berthet, le 23 février 1828. Il avait 25 ans.

« Jamais, écrit Stendhal, cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où elle allait tomber.» «Cette tête fragile, qui avait trop espéré de l'amour, était tombée», ajoute Jean Prévost, en 1942.

Antoine Berthet, qui allait donc inspirer Julien Sorel, était le fils du maréchal-ferrant de Brangues. Très tôt, l'abbé Morand voulut arracher ce garçon fragile à la forge et la tyrannie paternelles. Il avait aussi noté chez lui une disposition à l'étude et une inclination à la prêtrise.

Mais après avoir été admis au petit séminaire, Antoine, pour des raisons de santé, revint à Brangues, où il entra, comme précepteur de leurs enfants, au service de M. Le maire et de sa femme, qui eut des «bontés», comme on disait alors, pour ce joli garçon aux yeux roux.

Chassé par le mari soupçonneux, Antoine fut ensuite engagé dans une famille plus puissante, où il fit la conquête d'Isabelle de Cordon, 17 ans, modèle de Mathilde de La Mole, qui voulut même l'épouser, mais à laquelle il préféra le souvenir obsédant de Mme Michoud.

Renvoyé de chez les Cordon, fou d'amour et de jalousie, Antoine retourna à Brangues un dimanche de l'été 1827, prit deux pistolets, entra dans l'église au moment de l'évation, tira d'une main sur Mme Michoud et de l'autre, sur lui. Deux corps blessés, brûlants, sur les dalles froides. Le procès s'ouvrit aussitôt.

C'est à Lyon, encore en zone libre, que Jean Prévost publia dans «Paris-Soir», pendant l'hiver 1942, le feuilleton romancé et haletant de l'affaire Berthet, juste avant d'aller soutenir, à la faculté des lettres, sa thèse admirable sur «la Création chez Stendhal».

Après quoi, ce cousin de Julien, Fabrice et Lucien monta dans le Vercors, devint le capitaine Goderville, se battit jour et nuit contre les Allemands, et mourut en héros, les armes à la main, le 1er août 1944, à 43 ans. Le plus stendhalien des résistants aurait pu faire sienne l'épitaphe de son maître: «Scrisse, Amo, Visse.» Prévost écrivit, il aima, il vécut.

Jérôme Garcin

L'Affaire Berthet, par Jean Prévost,
préface de Philippe Berthier, La Thébaïde, 190 p., 18 euros

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Festival de Cannes: Gilles Jacob tourne la page

15 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Par Jérôme Garcin

C'est le seul président français dont toutes les actrices se disputent les faveurs. Il tire sa révérence cette année.

Gilles Jacob (Sipa)

C'est le seul président français dont toutes les actrices se disputent les faveurs, et s'en flattent. Contrairement à ses homologues du palais de l'Elysée, l'hôte du Palais des Festivals sait porter le smoking, il n'est pas endetté, les sondages lui ont toujours été favorables, sa gouvernance est incontestée dans le monde entier et quatre mandats successifs n'ont pas réussi à l'épuiser. Il est vrai qu'il a, sur les politiques, le grand avantage de régner sur la république des songes, où le temps a du temps et où les couleurs sont plus belles que dans la réalité.

A 83 ans, le président Gilles Jacob a donc choisi de se retirer au lendemain de la 67e édition du Festival de Cannes (lire notre grand entretien avec ce "Citizen Cannes" dans "le Nouvel Observateur" du 8 mai, p. 100-103). C'est la dernière fois qu'on le verra se tenir, souriant, diplomate et régalien, au sommet des marches rouges pour accueillir, au milieu d'une haie d'honneur, les générations montantes de cinéastes et de comédiens.

Mais celui dont la vie a passé comme un rêve regardera plutôt, en plongée, tous ses amis disparus du septième art, Fellini, Truffaut, Kurosawa, Malle, Chabrol, Pialat, Antonioni, Angelopoulos, Ruiz, Marker ou Resnais. Et, en bas des marches, comme voilé par le soleil couchant de la Côte d'Azur, il apercevra un garçon de 18 ans qui, en 1948, après la projection du «Macbeth» d'Orson Welles, avait conduit André Gide dans sa Citroën et avait osé lui confier: «Plus tard, j'aimerais écrire.»

«C'est bien», lui avait répondu l'auteur de «Paludes». Le jeune homme, c'était Gilles Jacob, qui a consacré ses printemps à l'image et qui offre son hiver à l'écrit. Faut-il y voir une morale? C'est dans les livres que, désormais, ce grand cinéphile couvert de pellicules se fait son cinéma - dont Cocteau disait que c'est «une encre de lumière». En quittant Cannes, l'auteur prolifique du «Fantôme du capitaine» et des «Pas perdus», actuellement plongé dans la rédaction d'un roman-fresque, tourne la page, au sens propre. Pour mieux la remplir.

Jérôme Garcin

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Le dernier jour de M. Chessex

12 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Jérôme Garcin

Dans son ultime livre, le grand écrivain vaudois décrit l'agonie, à Charenton, du marquis de Sade et la stupéfiante manière dont son crâne a roulé d'un siècle à l'autre

 

A la date du 9 octobre 2009, sur l'un de ses petits carnets dont il ne se séparait jamais et sur lesquels, au feutre noir, de sa belle écriture ronde et souple, il notait tout, rendez-vous, poèmes, travaux en cours, Jacques Chessex avait inscrit depuis plusieurs jours, en rose vif, une couleur que pourtant il n'utilisait jamais : «Correction d'épreuves».

 

 

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©Lea Crespi
Né en 1934 à Payerne (Suisse), Jacques Chessex, romancier, poète, peintre, prix Goncourt 1973 pour "L'Ogre", est mort le 9 octobre 2009 à Yverdon-les-Bains. De lui paraît également "Une nuit dans la forêt", autour des œuvres de Manuel Müller (Editions Notari).

 

 

Levé tôt dans sa maison de Ropraz, à l'orée du Jorat, où courent les renards et planent les aigles, il commença, dès 7 heures, pieds nus sur les tomertes rouges, la relecture précautionneuse des quelque 170 pages du «Dernier Crâne de M. de Sade». Il n'y avait pas grand- chose à revoir. Sa copie était toujours parfaite. Il aimait seulement, d'une simple virgule ou d'un adjectif rare, l'améliorer. A 17 heures, alors que la nuit commençait de tomber sur le cimetière jouxtant son bureau, il parvint à la dernière ligne de son livre : «Comme nous sommes las d'errer ! Serait-ce déjà la mort ?» C'était le mot de la fin et il ne lui restait même pas deux heures à vivre.

 

En tête des épreuves, il écrivit en capitales les trois lettres fatidiques, «B.A.T.» (bon à tirer), signa, et déposa le paquet de feuilles dans une enveloppe kraft qui partirait le lendemain pour Paris, libellée au nom de Manuel Carcassonne, l'amical patron des Editions Grasset. Jacques Chessex était à la fois heureux d'avoir rempli son contrat et gagné par une très grande lassitude. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'il se plaignait d'être fatigué. Il appela au téléphone celle qui, après avoir été son élève au Gymnase de la Cité, à Lausanne, partageait désormais sa vie, la jeune et charmante Sandrine Fontaine. Il lui dit qu'il venait de terminer la lecture de ses épreuves et que, soudain, il n'avait plus le courage de se rendre à Yverdon-les-Bains, où Sandrine enseignait à son tour la littérature et où, à 18h30, une rencontre avec ses lecteurs était prévue à la bibliothèque municipale. Chessex devait y parler de l'adaptation, dans le théâtre de cette petite ville, de son premier roman, «la Confession du pasteur Burg». Un instant, il pensa annuler, et puis revint sur sa décision. Sa venue était annoncée de longue date sur des affiches. Il détestait se défausser. Il demanda à Sandrine de l'accompagner en voiture.

 

A 18h15, ils arrivèrent à Yverdon et se rendirent à la bibliothèque, où une cinquantaine de personnes, dont le comédien et le metteur en scène du «Pasteur Burg», l'attendaient. Jacques Chessex portait une veste vert clair, une chemise bleue à raies et un pantalon gris. Il saisit le micro et décida de parler debout : «Je ne me vois pas assis dans un fauteuil comme un grand-père racontant une histoire à ses petits-enfants autour du sapin de Noël» Il évoqua la publication, en 1967, de ce bref roman sulfureux, où un pasteur est saisi par la passion amoureuse, et revint sur le scandale, premier d'une longue série, qu'il provoqua alors en Suisse : «Il m'a valu notamment une intervention au Grand Conseil, destinée à m'interdire d'exercer mon métier d'enseignant.»

 

Un roman crépusculaire

C'est alors qu'un homme en colère se leva. Après s'être présenté : «Je suis médecin généraliste et père de famille», il accusa Chessex d'avoir, dans la presse, dénoncé la manière dont les autorités helvétiques avaient piégé Roman Polanski. «Ce que vous avez déclaré fait de vous un complice de crimes !Je ne veux même pas entendre votre réponse.» Et il tourna les talons. L'écrivain s'adressa, sans perdre son calme, à l'assistance, ébahie par la violence de l'attaque : «Ce généraliste généralise. Je condamne fermement la pédophilie, qui est une abjection. Mais si cet homme veut actionner la guillotine, eh bien qu'il le fasse...» Et il s'effondra. Il était 18h50. Le médecin qui l'avait apostrophé était loin déjà. Quelques jours plus tard, à «la Tribune de Genève», il devait déclarer : «Je n'ai rien à me reprocher. Mon intervention était un cri du cœur.» Lorsque les secours arrivèrent, le cœur de Chessex avait cessé de battre. Il repose aujourd'hui dans le petit cimetière de Ropraz, contre le bois du Paradis.

 

 

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Impossible de lire «le Dernier Crâne de M. de Sade» sans penser, à chaque ligne, que son auteur va mourir, et qu'il le sent. C'est un roman crépusculaire et testamentaire écrit par un insoumis aux yeux bleus de 75 ans sur un libertin aux yeux bleus de 74 ans. Une manière de baroud d'horreur. «La conduite d'un homme avant sa mort, écrit Chessex du scandaleux marquis, mais aussi de lui-même, a quelque chose d'un dessin au trait aggravé. Il y acquiert un timbre à la fois plus mystérieux, et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut ignorer entièrement la proximité, chacune de ses paroles, chacun de ses actes résonnent plus fort, de par la cruauté du sursis.»

 

A l'hospice de Charenton, où il est incarcéré depuis onze ans, Sade se meurt sans se renier. Il est obèse, perclus de goutte et d'ulcères, gangrené, colérique, «persillé de rouge et de blanc». Jusqu'à sa dernière heure, il continue de s'empiffrer, de boire, d'éructer, d'insulter l'abbé qui le visite, de sodomiser une petite Madeleine Leclerc de 15 ans et d'inscrire, dans son journal, ses ultimes, pathétiques prouesses sexuelles. Il interdit que son corps soit autopsié et refuse l'enterrement religieux : «Aucune saloperie de croix !» Le 2 décembre 1814, il s'éteint en vomissant de la bile noire et en criant : «Mort à Dieu !»

 

Un crâne qui rit, souffle, crie...

 

L'auteur du «Vampire de Ropraz» retrace les dernières semaines du «vieux fou» avec un goût prononcé pour le détail repoussant. Il va jusqu'à décrire son «anus ourlé comme un bijou fruité». Il veut voir à l'œuvre, sur ce gros «tas de viande» qui lui résiste, le pressant travail de la mort. Tout Chessex est dans cette prose admirable mise au service de l'abomination, de la putréfaction, du blasphème, de la révolte - de l'angoisse aussi. Et l'arpenteur des cimetières prend un malin plaisir à raconter ensuite l'aventureux destin du crâne de Sade, «en tous points semblable à celui d'un père de l'Eglise», selon Ramon, le jeune docteur de Charenton. Un crâne qui rit, souffle, s'éclaire, brûle, tressaute, crie. Un crâne qui crâne. Et qui voyage de siècle en siècle, de lieu en lieu, Aix, Toulon, Munich, pour semer la terreur et le désir, pour dévorer encore de la chair fraîche comme dans ce château de Berto, en Suisse, où le romancier de «l'Ogre» fut invité à assister au souper de la relique composé d'une jeune paysanne nue et croustillante.

 

Ce livre, que Jacques Chessex a relu à la loupe avant de s'écrouler dans une bibliothèque, ce livre qui lui ressemble tant, plein d'extases et d'effrois, d'amour et de haine, tout en lumière et ténèbres, ce livre furieux scandalise déjà en Suisse. C'est bon signe. Signe que Chessex n'est pas mort.

 

J. G.

 

«Le Dernier Crâne de M. de Sade», par Jacques Chessex,
Grasset, 178 p., 12 euros
.

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Nos députés sont des poètes

10 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

C'est bien connu, le député s'ennuie au Palais-Bourbon. Il y trouve le temps long, les nuits blanches et les sièges inconfortables. Le plus souvent, il somnole. Comme les enfants, il sort de sa torpeur le mercredi après-midi, pour les questions au gouvernement. On le voit alors chahuter, crier, s'agiter, taper du pied, battre des mains, guignoliser. C'est que les caméras tournent. Dès qu'elles s'éteignent, il reprend sa sieste, dans une touchante position foetale. Ou bien rédige des poèmes, sur du papier à en-tête de l'Assemblée nationale.

 

 

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Car le député français est poète. A Paris, il a la nostalgie de sa campagne. Il pleure ses coteaux, ses perdrix et ses chiens d'arrêt. Il versifie sa mélancolie. « Je chasse, je pêche, je vais / Tout le jour parmi la verdure, / Par les champs, les bois, le marais, / Libre ! des villes n'ayant cure », se lamente le député de Dordogne Alcide Dusolier. « Viens dans les bois ! », supplie le député de l'Hérault Paul Devès dans une ode érotico-forestière. Armand Fallières, qui représenta le Lot-et-Garonne avant d'entrer à l'Elysée, a le vin guilleret :

 

« Le breuvage le plus vermeil, 
Le plus cordial, le plus digne,
Est celui que le gai soleil 
Nous prépare au fruit de la Vigne.»

 

 

 

Sur les pupitres de l'Hémicycle, où chacun sort sa « harpe aux cordes d'airain », le sol gémit, la terre fume, les boeufs frissonnent, « la lune montre ses épaules nues » (Raymond Poincaré), on prépare la route à l'épi nouveau, et Michel Noir, qui ose des haïkus, « entend une fourmi ».

 

Tous ces vers vides sont rassemblés dans une anthologie, « l'Assemblée littéraire » (Ginkgo, 14 euros). Où l'on constate que, à l'exception de quelques Chénier, Lamartine, Hugo, Césaire ou Senghor, nos députés pratiquent la niaiserie bucolique ou la pompe patriotique. Un dernier vers pour la route ? Il est signé Lucien Hubert, député des Ardennes, qui compare sa Légion d'honneur à « un coquelicot [qui] sourirait à la neige ». Il n'est pas le seul.

 

J.G.

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Bilan de Sempé

10 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Le maître français du dessin humoristique publie un nouvel album dont la beauté n’a d’égale que la causticité. Jérôme Garcin l’a rencontré dans son atelier parisien

La distinction même, étayée par des béquilles. La grâce empêchée. Car Sempé peine à marcher et souffre plus encore de devoir entraver ses désirs. Il voudrait tant aller caresser, au Grand Palais, la peau nue des femmes alanguies de Courbet, et savourer, au Musée du Luxembourg, les appétissants fruits et légumes d’Arcimboldo. Il aimerait tant profiter du soleil blanc d’octobre pour traverser ce Paris dont il est, avec Patrick Modiano, le peintre le plus raffiné, le meilleur topographe, l’obstiné rêveur.

Du moins lui reste-t-il le privilège, depuis son lumineux atelier de Montparnasse, de pouvoir chaque jour embrasser la ville jusqu’au Sacré Cœur, observer le moutonnement marin des toits de zinc, le ciel immense et sans âge. Lui affiche 75 ans et, pratiquant avec maestria l’art de la litote, consent à dire qu’il a eu de «petits ennuis de santé», qu’il a «besoin de récupérer.» La veille de ma visite, il a fait une chute, et son visage aux yeux bleus en porte les méchantes ecchymoses. Il en sourit et s’en excuse. Il garde ce charme indéfinissable des hommes qui plaisent sans se forcer et séduisent sans le vouloir.

« L’élégance, reconnaît-il, est la chose qui m’importe le plus. Je n’aime pas m’appesantir, forcer le trait. J’applique volontiers, dans mon travail, la formule désabusée de Jean Paulhan qui, au terme de ses longs et savants discours, lâchait : "Mettons que je n’aie rien dit."»

Au mur, il a encadré les dessins de ceux qui l’ont toujours inspiré et ne cessent de l’accompagner. On dirait un album de famille, un arbre généalogique. Il y a Bosc et Chaval, évidemment, mais il ne veut pas en parler. Il est si fragile, ces temps-ci, et leur fin tragique lui serre encore la gorge. Car ils se sont suicidés. «Par désespoir social, ajoute Sempé. L’on ne dira jamais assez combien les dessinateurs humoristes ont du mal à vivre de leur art.» Il y a aussi les cartoonists du «New Yorker» – ce journal mythique auquel il a commencé à collaborer dans les années 1970 –, parmi lesquels Saul Steinberg, Sam Cobean et Charles Addams.

« Entre un dessin de Rembrandt ou de Bonnard, et un dessin du «New Yorker», je choisis sans hésiter ce dernier. Travailler là-bas a été l’événement le plus important de ma vie. J’ai eu, à Bordeaux, une enfance très malheureuse. Il a fallu que j’entre au «New Yorker» pourtrouver enfin une vraie phratrie.»

Sur sa table, un dessin est en cours. Le trait est d’une finesse extrême, comme du métal élastique. Sempé commence par le centre de la page immense et procède ensuite par arborescence. C’est un artiste arachnéen. Il tisse méthodiquement sa toile, et s’attarde au plus infime détail. Rien ne presse. Il s’en plaint.

« Allez comprendre, plus je sais, et moins je sais. Plus le temps passe, et moins je suis satisfait. Il m’arrive de recommencer cinquante fois la même petite broutille, ça me rend malade, c’en est même comique. Au moment de remettre certains dessins, je me dis que je ne peux pas faire mieux, cela me désespère. Si le propre de l’humour, c’est de douter, alors j’ai beaucoup d’humour. Je rêverais d’être aussi léger et souple qu’un trapéziste: on ne voit jamais le travail inouï qu’il lui a fallu pour arriver à cette légèreté, à cette souplesse.»

On le rassure aussitôt : «Sentiments distingués», son 26ème album, est un chef d’œuvre d’acrobatie. A la manière des grands Anglo-Saxons, il y dissimule ses angoisses sous un humour aérien, ses désillusions derrière des personnages attendrissants et ses effarements dans des légendes hilarantes, dont Alexandre Vialatte eût été jaloux. Portraitiste compatissant, paysagiste ingénu, miniaturiste obsessionnel, moraliste impitoyable et sociologue qui s’ignore, Sempé traque, dans le monde de l’édition, du théâtre ou de l’art, les petites vanités, les ambitions déçues, les snobismes ridicules, et les pathétiques paniques de tous ceux qui craignent de manquer le dernier train de la modernité.

On y voit un couple de bourgeois se vanter de ne jamais rater «le Salon du livre et le Salon nautique»; un éditeur refuser un manuscrit à une romancière en lui conseillant de «lui faire une place bien à l’abri», chez elle ; des spectateurs déroutés au théâtre par les mises en scène modernes, ne sachant jamais «s’il s’agit d’une relecture de la pièce ou d’une intervention des intermittents du spectacle»; un employé modèle s’agenouiller en extase devant un monochrome blanc ;ou une guide de musée «laisser choir les oripeaux des primitifs » et «s’offrir au poignard incandescent de la peinture moderne.»

Peu de couleurs, dans cet album, sauf, précise l’aquarelliste, «lorsque c’est nécessaire.» Les habits verts des académiciens, par exemple. On en profite pour lui demander s’il a été approché par la vénérable institution.

« Si je vous réponds oui, je vous mens, si je vous réponds non, je vous mens plus encore. Quoi qu’il en soit, je refuserais. Je ne vois pas ce que je ferais là-bas. Et puis tout ce qui est pratique m’est étranger. A la seule idée de trouver une épée, de fabriquer un costard chamarré, de résoudre l’équation suivante : comment s’habiller pour sortir de chez soi en allant chez eux, je suis épuisé, tout cela est trop encombrant pour moi. Ah, si l’académie facilitait la vie, procurait par exemple des taxis à vie, je réviserais peut-être mon jugement...»

Son premier album s’intitulait «Rien n’est simple.» Quarante-cinq ans plus tard, tout est plus compliqué. Les béquilles ajoutent seulement à son désarroi ontologique. Les objets de la vie quotidienne lui résistent avec obstination : il peste contre son poste de radio, où il n’arrive pas à trouver la fréquence de France Culture. Et puis, c’est un hypersensible : une mouche qui agonise sur la table, un papillon qui se noie, un ami comédien qui va jouer et dont il partage le trac, un film à la télé qui se termine mal, suffisent à ruiner sa journée. Sans compter l’actualité, qui lui échappe. Même le divorce de l’autre petit Nicolas et de Cécilia lui semble une insoluble énigme.

« J’avais, se souvient-il, une femme de ménage camerounaise qui, il y a trente ans, se lamentait chaque matin : "M. Sempé, je comprends rien, rien, rien", et je lui répondais, pour la calmer ou me rassurer, "Moi non plus, plus, plus…"»

Si le monde contemporain et ses nouvelles mythologies l’accablent autant, c’est qu’il n’arrive pas à les reproduire. Il ne saurait en effet imaginer un autobus sans plate-forme arrière, un jardin sans guignol, un cadre sans chapeau et nœud papillon. Sempé est un Balzac qui se prolonge et survit, en souffrant, à l’époque de Houellebecq. Il a récemment tenté de dessiner un 4 x 4, ce fut peine perdue: «Il ressemble à un tombereau sans cheval.» En 1963, Vialatte, qui lui consacrait une chronique dans «La Montagne», célébrait un artiste qui avait «compris son époque.» C’est l’inverse: il la portraiture très bien parce qu’elle lui est étrangère et qu’elle l’affole.

Il ne trouve la paix que dans la lecture et les regrets. Il vient de découvrir, avec ravissement, les romans d’Irène Némirowsky et «Mrs Dalloway», de la «si délicate, malicieuse, fine» Virginia Woolf. Il cherche, dans la littérature, l’expression de sa propre mélancolie. Il dit que le plus beau titre qu’un écrivain ait jamais trouvé, c’est «Les plaisirs et les jours.» Il auraitd’ailleurs aimé connaître Marcel Proust. Mais aussi Bach, Satie et Debussy. Pour se raconter, il abuse désormais du conditionnel passé. Il aurait tant voulu jouer dans l’orchestre de Ray Ventura, être pianiste de jazz, footballeur professionnel, moniteur d’éducation, physique et surtout peintre impressionniste :

« Je m’installerais dans un champ où je planterais mon chevalet, je sortirais mes couleurs, et je peindrais le soleil qui se couche sur les blés mûrs. Ah, si j’étais un artiste !»

On lui rétorque qu’il l’est au centuple et que cet homme timide, en couverture de « Sentiments distingués », offrant un bouquet de fleurs bleues à une jeune femme appliquée à cultiver des tulipes rouges, est un tableau de maître, il sourit, d’un joli sourire triste, le regard perdu vers les toits gris de Paris.

Lorsqu’on s’étonne qu’il ait, si tôt, trouvé la note juste et l’ait tenu depuis si longtemps, sans faillir ni abdiquer, il se contente d’ajouter : « C’est le contraire. Je n’en finis pas de chercher la note juste et je ne la trouve pas. Mais je continue, je continue. Un jour, peut-être… Mettons que je n’aie rien dit.»

Jérôme Garcin

2010

«Sentiments distingués», par Jean-Jacques Sempé, Denoël, 104 p., 18 euros

Né le 17 août 1932 à Bordeaux, Jean-Jacques Sempé est notamment le co-auteur, avec René Goscinny, du «Petit Nicolas». Il collabore aujourd’hui au «New Yorker» et à «Paris Match».

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Leclair et l'obscur

9 Mai 2014 Publié dans #Jérôme Garcin

Dans un inquiétant roman gigogne, Bertrand Leclair enquête sur « l'assassin à la Simca 1 000 », qui fut guillotiné en 1962

Etrange coïncidence : en 1961 sortaient la Simca 1000 de l'usine de Poissy et Bertrand Leclair du ventre de sa mère, à Lille. Les deux sont des tout-à-l'arrière. La petite voiture carrée avait son moteur dans le cul et l'écrivain n'en finit pas de se retourner sur une histoire sordide qui a son âge : la fameuse affaire Pessant. J'écris « fameuse » pour la frime. Car non seulement elle est oubliée de tous, mais elle est aussi ignorée, sur internet, des moteurs de recherche les plus performants. Sans Bertrand Leclair, qui l'évoqua dans « Disparaître » et puis dans une dramatique diffusée sur France-Culture, on ne saurait rien de ce Georges Pessant, dont même les archives semblent vouloir ignorer qu'il fut condamné à la peine capitale, le 27 juin 1962, et guillotiné six mois plus tard dans la cour de la Santé. Il avait 30 ans.

©Sandrine Roudeix/Flammarion

Né à Lille en 1961, ancien journaliste à «l'Eperon», aux «Inrockuptibles» et à «la Quinzaine littéraire», Bertrand Leclair est l'auteur de «Verticalités de la littérature» (2005).

Surnommé « l'assassin à la Simca 1000 », le timide et transparent Pessant, bibliothécaire de son état, jeune vieux garçon vivant chez sa mère, aurait violé et tué un sacristain, deux lycéennes catholiques, la fille d'un médecin, et terrorisé le Nord, d'Armentières à Saint-Omer. Arrêté et jugé à la va-vite après avoir plaidé son innocence, il aurait rédigé, derrière les barreaux, d'accablantes « Confessions », qui parurent le jour de son exécution mais furent aussitôt retirées de la vente. Il y racontait, avec force détails, les meurtres qu'il avait perpétrés. En vérité, il ne faisait que décrire les reconstitutions et endossait le rôle que le juge lui demandait de jouer. En se mettant si bien dans la peau du « monstre lubrique », il se condamnait lui-même à mort.

De Bertrand Leclair, inventant dans un livre un meurtrier qui n'a jamais existé, ou de Georges Pessant, relatant par écrit des crimes qu'il n'a jamais commis, on ignore lequel est le plus roué, le plus doué. Dans les deux cas, le pouvoir de la littérature est immense. Car écrire, c'est donner à la fois la vie et la mort. Notre démiurge crée un personnage, s'applique à le rendre plus vrai que vrai et lui prête sa plume afin qu'il s'autodétruise. La mise en abyme de ce roman kafkaïen, où les mots sont comparés à des ongles qui repoussent toujours, est d'autant plus fascinante que Bertrand Leclair (dont on apprend ici qu'il aurait été détenu quelques semaines à la maison d'arrêt de Béthune) se met lui-même en scène : il enquête près de cinquante ans après les faits, interroge l'avocat qui fut commis d'office et se heurte, lors des rencontres littéraires de Montélimar, à l'éditeur trouble des « Confessions de l'assassin à la Simca 1000 ».

Autopsie d'une obsession, exercice littéraire de réhabilitation, chronique sur soi, ce roman, placé sous la double autorité de Truman Capote et de Jean Meckert, est d'abord un formidable polar. Jusqu'au retournement final, qui oblige le lecteur à repartir de zéro. Comme dans la Simca 1000, le moteur de ce livre est à l'arrière. Bonne route.

J.G.

« L'Invraisemblable Histoire de Georges Pessant»,
par Bertrand Leclair, Flammarion, 270 p., 18 euros.

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