C’est l’histoire d’un type qui naît sourd, aveugle et muet. Non, pardon. On confond avec Tommy des Who. C’est l’histoire d’un type qui a une méningite à 7 ans, qui perd la mémoire et qui met toute sa vie à la retrouver. Ou plus précisément, il passe sa vie à se demander qui il est. Du coup, il écrit des autobiographies. Deux à ce jour, la première parue en 1993. L’autre cette semaine, intitulée La rage est mon énergie. Entre-temps, il devient une icône du punk sous le nom de Johnny Rotten, le «pourri». Il est d’abord chanteur des Sex Pistols, groupe implosé aux alentours de 1977. Puis il fonde PiL, Public Image Limited, d’après le titre d’un roman de Muriel Spark, combo cold dub dont il est parfois l’unique membre. Il redevient John Lydon, son nom à l’état civil, quitte Londres et s’installe en Californie avec sa femme. Il a 58 ans. Ces dernières années, il a présenté des documentaires sur les araignées et les requins. Un album de PiL est sorti en 2012 après vingt ans de silence, This Is PiL, auquel Pitchfork a collé la note de 6.3 en admettant qu’il pouvait «rappeler l’ancien génie du groupe et plaire à leurs fans de la première heure».

Le premier autoportrait de Lydon, écrit-il, fut «une étape décisive» dans sa vie : «Depuis sa sortie, j’ai beaucoup moins peur d’être moi-même.» Bizarrement, pour quelqu’un dont la profession est d’écrire des chansons, ni la première ni la seconde de ses vies ne sont directement de sa main, mais coécrites, cette fois avec Andrew Perry, un vieil ami journaliste. Etre soi-même ou autre chose : question d’image publique, donc. Une autobiographie de Lydon n’est jamais que pour ses fans. Elle touche nécessairement à un point délicat de l’histoire des musiques amplifiées : les Sex Pistols, groupe mythique de la génération «no future» généralement opposé dans les mythologies aux «gentils» Clash, sont aussi considérés comme une créature fabriquée de toutes pièces par le modiste trash Malcolm McLaren, compagnon de Vivienne Westwood. A ce titre, les Pistols, symbole du désespoir et de la violence adolescents à coup d’épingles à nourrice et d’héroïne, furent possiblement «la grande escroquerie du rock’n’roll» : c’est le titre du film que McLaren fit réaliser par Julian Temple en 1979, mélangeant documentaire et fiction. Les Pistols, un boysband de psychopathes manipulés ?

Voilà pourquoi on espère toujours que Lydon va enfin nous dire à quel degré de duperie ranger nos souvenirs d’anciens jeunes, quel pourcentage de faux-semblant pollue nos hormones. Car Rotten/Lydon, c’est aussi un corps particulier, une façon d’incarner la contention et l’explosion en même temps, déguisé à l’époque des Pistols en prisonnier de camp ou en taré camisolé (les pantalons bondage de Westwood) et à la fois roulant des yeux bleus exorbités, se tenant brisé au-dessus du micro, accroché à son propre chant comme un noyé à la dernière planche du rafiot. Plus que les Clash, pour les fans desquels la qualité musicale comptait d’abord, Rotten est un geste, une énergie, une manière d’être. Eventuellement un poète, si l’on en croit les premiers mots de telle chanson de PiL : «A face is raining/ across the border» («un visage pleut par-delà la frontière»). C’est le début de Careering, un morceau dont la rythmique est assurée par… des coups de feu.

Dans La rage est mon énergie, on apprendra par le menu l’inspiration de chacun des textes de Lydon, la liste de tout ce qu’il a écouté (y compris le Tago Mago de Can dont lui et Vicious, le bassiste des Pistols, étaient fans), son goût pour les betteraves et la soupe à l’oignon ; comment il a tenté de s’ôter un grain de beauté au papier de verre et comment il a élevé les enfants d’Ari Up (des Slits), la fille de sa femme ; pourquoi il a fui McCartney et si Cobain lui a volé des trucs. Au bout de 700 pages, on le retrouve à la terrasse de sa chambre d’hôtel parisienne, contiguë à celle de son manager et ami de toujours, John «Rambo». Comme ils ont l’air de sortir du même lit et du même fond de bouteille de la veille, Lydon déconne sur «la nuit de noce».

Vous avez coécrit ce livre. Du coup il a l’air d’une longue interview…

Ecrire pour moi, c’est trop lent. Pour les chansons c’est différent, mais pour raconter sa vie, c’est trop lent. Quand je me relisais, je n’aimais pas du tout, parce que j’avais utilisé un langage fleuri, je ne peux pas m’en empêcher, je suis comme ça. Du coup, j’ai préféré un style conversationnel, qu’il y ait de l’urgence. J’y ai pris du plaisir, mais c’était dur, quatre heures par jour, pendant plusieurs mois.

Vous vous souvenez d’une quantité de détails étonnante…

Quand on vous ôte la mémoire à 7 ans et que vous ne vous rappelez même pas vos propres parents, vous chérissez ensuite chaque chose, quand cette mémoire revient. Vous ne laissez plus rien se perdre, jamais. Ma mémoire est ultra-précise. Je me rappelle les choses de façon photographique, comme des images, comme si je peignais.

On sait que vous êtes peintre, mais vous n’en parlez guère…

Il n’y a pas assez de place pour ça dans un livre. Regardez le graphisme des Sex Pistols et les couvertures des albums de PiL, tout est là.

Vous y consacrez combien de temps ?

Tout le temps libre. Si je suis d’humeur. Quand je veux. Parfois on libère son esprit : c’est ce que je fais. Je ne veux pas être exposé dans une galerie. Comprenez-moi bien : ces peintures sont des pages de mon journal intime.

A la fin de votre livre, vous évoquez votre manque de confiance en vous…

Je crois que tout le monde doute de soi. Chez moi, à cause de mon enfance, c’est toujours là, je me questionne matin et soir mais c’est assez productif, c’est une lutte à mener. J’aurais pu prendre le chemin le plus facile, devenir accro à la drogue, mais ça ne me semblait pas très séduisant, un peu fastidieux… J’aime être sur le fil du rasoir.

C’est votre deuxième autobiographie…

La première ne commençait pas au début. Si on veut vraiment savoir qui est Johnny Rotten, on doit connaître son enfance. Parce que beaucoup de gens ont fabriqué des absurdités à mon propos, il y a une industrie entière de médias qui prétend m’avoir inventé. Et pour mon moi profond, c’est insupportable. Il n’y a que maintenant que je peux le dire. Je sais qui je suis et je sais ce que j’ai apporté au monde de la musique. Et on me l’a volé. Je n’ai jamais beaucoup parlé de ma vie ou de mon travail, mais beaucoup de gens se sont attribué le mérite de ce que j’ai fait et je n’arrive plus à vivre avec ça, ça doit s’arrêter. Trop de voleurs dans ma vie. C’est pour ça que j’ai créé PiL, pour les tenir à l’écart.

Vous vous dites asocial. Vous avez été déçu par les gens ?

Non, non. Disons que je mets beaucoup de temps à accorder ma confiance, mais après c’est pour toujours.

Déçu par la nature humaine ?

Non, j’aime la nature humaine. Je sais à quel point nous sommes tous fous. Nous sommes une espèce qui court au bord du précipice. C’est très excitant, et plein de possibilités. Mais on pourrait éliminer le mensonge, retourner au jardin d’Eden. Quand je dis ça, dans mon esprit, ce n’est pas une utopie. Lorsque j’ai perdu la mémoire, j’avais vraiment besoin de savoir si les adultes disaient la vérité, car tout dépendait d’un mot ou d’un autre, et j’étais incapable de distinguer le vrai du faux. Alors j’ai fait le pari de croire ces deux étranges créatures qui se disaient mes parents et plusieurs années après, il m’est revenu très lentement le souvenir qu’ils l’étaient et ce fut… douloureux. Une blessure. Comment j’avais pu oublier quelque chose d’aussi essentiel, mon père et ma mère ? Je me sens coupable de ça. J’en ai parlé avec mes parents et ils m’ont dit qu’ils pensaient que je leur en voulais. Et moi je croyais qu’ils m’en voulaient. Tant de dégâts. Et ça reste là, la douleur dure. Je n’aime pas travailler dans un climat de mensonge, ça m’affecte profondément. Pas mon travail, juste moi. Au bout d’un moment, on se dit : il doit y avoir mieux comme ambiance. Les trois ou quatre dernières années, de ce point de vue, ont été fantastiques. J’ai travaillé avec des gens super. Et l’album This Is PiL m’a complètement ouvert les yeux, car jusque-là je pensais que dans toute situation de travail, il devait y avoir de la confrontation. Ce n’est plus comme ça. J’ai eu assez d’espace pour faire ce livre en même temps. J’en fais la promo mais ça commence à m’écraser… Je ne dormirai pas tant que je n’aurai pas fini, et dans trois jours, je retourne au studio bosser à notre nouvel album.

Vous avez fait une série d’émissions sur la nature où l’on vous voit avec des tarentules et des requins. De quoi avez-vous peur ?

Toutes mes peurs sont dedans.

Par exemple ?

Je n’aime toujours pas dormir la nuit, de peur de ne plus savoir qui je suis au matin. Que de parfaits inconnus viennent me dire : «Mais vous devez bien avoir un chez vous, non ?» Les jeunes enfants sont très résilients. Si ça m’était arrivé plus âgé, je crois que je ne l’aurais pas supporté. J’ai pensé me jeter du balcon quand j’avais 7 ans et demi, pour que ça cesse. Mais je ne l’ai pas fait.

Vous avez vu des psys ?

Non ! Ces gens-là ne me servent à rien. C’est une chose qu’on doit régler par soi-même. Je me suis toujours mis en position de me regarder et de me dire : «T’es qui en vrai ? La somme de tes expériences ? Ben non puisque tu ne t’en souviens pas !» Ça a fini par porter ses fruits. Un docteur avait dit à mes parents de me mettre en colère pour m’aider à me reconstruire et j’ai gardé cette colère. C’est une super énergie, la colère. Un autre avantage, si j’ose dire, d’avoir eu cette maladie, c’est que j’ai différentes personnalités. La même personne, mais sous différents aspects. Pendant que je parle avec vous, là, un de mes moi me scrute et me dit : «Tu te comportes mal, John.»

Ah, vous êtes schizo ?

Non, j’adorerais que ce soit aussi simple ! Les schizos sont profondément confus. Moi, pas du tout.

C’est plutôt agréable, alors ?

Oui, bien sûr, je me fais des amis dans mon moi.

Vous vous faites des ennemis, dedans, aussi ? Parce que vous écrivez qu’en vieillissant, un des inconvénients est que les ennemis meurent et viennent à manquer…

Je ne me remets jamais de la mort des gens, pas même de celle de mes ennemis. Je déteste l’idée de la mort parce qu’on perd quelque chose qui ne peut jamais être remplacé. J’ai été proche de la mort et je n’ai vu aucun tunnel de lumière, personne de ma famille qui me faisait coucou, c’était juste douloureux. Une torture mentale. C’est un peu morbide comme interview, non ?

Est-ce qu’avoir quitté la Grande-Bretagne pour la Californie est une sorte d’exil ? On dit que vous voyagez avec votre thé anglais préféré…

Disons que j’aime bien certains produits de base. Au moment où PiL était ostracisé en Europe, qu’on ne pouvait pas jouer, j’ai déménagé à New York. Mais j’ai trouvé cette ville très vieille, démodée. Je suis allé à Los Angeles par hasard, en concert, et je me suis aperçu que je n’étais plus malade. J’ai toujours des allergies, ce qui est gênant pour un amoureux de la nature comme moi. Des allergies que je soigne avec des injections de solution saline dans le nez. Or l’océan, c’est la plus grosse réserve de solution saline. Et il y a les requins. J’y suis resté parce que j’allais mieux, en somme. Et j’adore les gens aussi, beaucoup plus aventureux, qui ne vous jugent pas, qui ne mentent pas comme les Anglais.

Le mot de la fin ?

Si j’avais la possibilité de renaître, je ne voudrais pas être quelqu’un d’autre. C’est pas mal, non ? Ecrire des chansons est le plus grand réconfort qui soit pour moi.

Et écrire des poèmes ?

On pourrait aussi appeler ça de la poésie, je suppose. La musique en soi ne fonctionne pas toute seule. Les mots non plus. Mais la combinaison des deux est extrêmement gratifiante. Il n’y a pas assez de mots, en aucune langue, pour cerner complètement toutes les émotions humaines, qui est ce que je recherche, autant que je peux : bonnes, mauvaises, repoussantes, indifférentes - et splendides.

Recueilli par Éric Loret

John Lydon La rage est mon énergie Traduit de l'anglais par Marie-Mathilde Burdeau et Marc Saint-Upéry. Seuil, 720 pp., 25 €.