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La technologie est une science humaine

11 Avril 2013 , Rédigé par Sciences Humaines

La technologie est une science humaine
Yves-Claude Lequin   (Profil auteur)

Mis à jour le 15/06/2011

 
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Derrière les choix souvent perçus comme techniques se révèlent toujours des enjeux économiques, culturels et sociaux. Exemple à travers trois objets très connus : le stylo à bille, la pomme et la 2 CV.

Depuis ses origines et sous toutes ses formes, la technique est associée à l’homme et à la société. C’est en ce sens qu’André-Georges Haudricourt proposait de considérer la technologie comme une science humaine. Trois exemples, apparemment éloignés de la sophistication technique contemporaine, peuvent en témoigner : le stylo à bille, la pomme et la 2 CV.

 

De la plume d’oie au stylo-bille : une démocratisation de l’écriture

Le stylo-bille est l’arrière-petit-fils de la plume d’oie, elle-même lointaine descendante de moyens d’écriture employés depuis la préhistoire. Comme tous les objets techniques, il répond à des besoins sociaux, a suscité des tensions et compté ses admirateurs inconditionnels et ses contempteurs.

Très recherchée à la fin du XVIIIe siècle, en raison des progrès de l’écriture et parce qu’elle s’usait vite, nécessitant de fréquentes tailles, la plume d’oie est objet de spéculation ; le principal pays producteur (Pays-Bas) se mettant à protéger son marché national, c’est la guerre économique ! Les prix flambent, la rareté sévit. On invente alors le porte-plume : on coupe une plume en deux ou trois, donc on multiplie son usage. Avec l’industrialisation, on produit des plumes métalliques, qui suscitent l’écriture cursive, littéralement celle qui court et va vite, contrairement à la plume d’oie. À petit changement technique, débat public véhément, durant un demi-siècle, concernant son usage à l’école. Enjeu : la démocratisation de l’écriture et la libre expression personnelle. À l’école, la plume d’oie permettait juste d’écrire des maximes, morales ou religieuses, apprises par cœur, tandis qu’avec la plume métallique, l’écriture cursive favorise la rédaction de textes longs et éventuellement libres.

Au début du XXe siècle, le stylo à plume (réservoir à encre intégré dans le manche, avec un tube qui conduit celle-ci à la plume) constitue une innovation majeure ouvrant la voie au stylo-bille, fiable vers 1950. Son introduction à l’école s’accompagne d’une nouvelle décennie de controverses. Une circulaire ministérielle du 3 septembre 1965 finit par en réglementer l’usage : « Il n’y a donc pas lieu d’interdire les instruments à réservoir d’encre, ni même les crayons à bille qui procurent des avantages de commodité pratique, à condition qu’ils soient bien choisis, et qu’ils permettent, sans effort excessif des doigts, du poignet et de l’avant-bras, d’obtenir progressivement une écriture liée, régulière et assez rapide. » Le débat se renouvellera trente ans plus tard à propos de l’ordinateur…

Aussi bien pour la plume métallique que pour le stylo-bille, le débat porte sur l’usage, non sur la conception. Il n’en va pas de même pour notre pomme quotidienne.

 

Un concentré de technique…la pomme

Loin du bucolique et du pastoral, elle a une très riche histoire. Transformée par la génétique, la biologie et l’agronomie, elle est aujourd’hui un produit industriel, proposé sur catalogue, transporté à longues distances et vendu en grandes surfaces. La pomme vient de loin, objet de soins minutieux à travers les siècles et les continents, avant même que l’Italie du Quattrocento puis les vergers monastiques ou royaux la diffusent en Europe et qu’elle devienne, au XIXe siècle, une culture (en tous les sens du terme) familiale, aux multiples variétés. Cette évolution est rompue par l’invention de la golden, comparable à celle de n’importe quel produit mécanique. En voici un témoignage dans les années 1950 :

– « En Californie, je parcourais des hectares de pommiers.

– Je fabrique de la pomme, disait mon compagnon, comme d’autres font de la gomme à mastiquer. Il faut d’abord que l’objet plaise à l’œil ; après une enquête menée par les services du Dr Gallup (…), je fais de la pomme jaune.

– Et, dis-je, quelle est la saveur de vos pommes ?

– De même, j’ai une saveur standard. Mes techniciens ont capté les saveurs de toutes les pommes du monde (…), avant de réaliser une opération de synthèse.

– Et qu’est ce que cela sentait ?

– Rien. Ce rien, nous l’avons imposé, il nous permet de jeter chaque année sur le marché mondial 750 000 pommes sans saveur allant à tous les goûts, supprimant l’embarras du choix et la fatigue nerveuse qui en résultait. »

Sondages d’opinion, production en série uniformisée, prospection pour atteindre des marchés de masse : on est plus proche de l’industrie contemporaine que du fruit biblique ! On pourrait en dire autant de la tomate, du melon ou de la clémentine et de nombreux légumes « génético-biologiques » de l’agroalimentaire, eux aussi devenus des produits artificiels.

Calibrée et lisse, la golden est produite dans de vastes vergers, aux États-Unis et en Europe, de façon peu écologique (abondamment arrosée, traitée chimiquement), cueillie par des escouades de travailleurs saisonniers, avant de parvenir sur l’étal des supermarchés et supérettes de nos quartiers. En 2007, la France a produit 1,7 million de tonnes de pommes, dont 44 % de goldens, loin devant les galas et autres grannies smith… Dépourvue de saveur particulière mais pratique, c’est un fruit facile à emporter et à croquer à tout moment. Extraordinairement diversifiée au XIXe siècle, puis mondialisée et uniformisée en se « goldénisant », la pomme est un objet qui illustre comment la société de consommation nous fait perdre le goût ; un signe fort de la civilisation de l’insipide, que tentent de dissimuler les groupes alimentaires (étiquettes, couleurs, soupçons de goûts différents), tandis qu’à l’opposé, de petits producteurs tentent d’obtenir des prix de vente rémunérateurs et développent une économie solidaire (ventes directes, circuits courts). Des associations telles que Les Croqueurs de pommes agissent pour sauvegarder des espèces en voie de disparition. L’action pour la biodiversité, la pluralité des goûts et une agriculture vivrière passe aussi par la pomme ! On pourrait même imaginer une écoconception de la pomme. Si la plume et le stylo suscitent des débats de société concernant les usages d’objets techniques, celui de la pomme interroge sur la conception et ses choix : qui choisit ? Où et comment ?

Dans le domaine technique, la conception est une étape fondamentale, trop souvent occultée : innover se réduirait à appliquer les découvertes des sciences de la nature et la conception (étape spécifique d’élaboration d’une technique nouvelle) n’aurait pas lieu d’être.

 

La conception de la 2 CV

C’est pourquoi, du bac technique aux grandes écoles, on forme généralement les futurs ouvriers, techniciens et ingénieurs à base de mathématiques, physique et chimie, sans enseignement sur cette étape décisive qu’est la conception. Or dans un processus technique, il y a toujours des moments de choix. Voici par exemple l’acte de naissance de la 2 CV.

« Faites étudier par vos services une voiture pouvant transporter deux cultivateurs en sabots, cinquante kilos de pommes de terre ou un tonnelet à une vitesse maximum de 60 km/h pour une consommation de 3 litres au cent. La voiture pourra passer dans les plus mauvais chemins ; elle devra pouvoir être conduite par une conductrice débutante et avoir un confort irréprochable. Son prix devra être inférieur au tiers de celui de la traction avant 11 CV. Le point de vue esthétique n’a aucune importance. »

Par ce document très bref, le directeur de Citroën définit une nouvelle stratégie pour l’automobile, qui était jusqu’alors urbaine, masculine, chère, réservée aux classes aisées et souvent encore pilotée par des professionnels, les « chauffeurs ». Avec la coccinelle Volkswagen (1938), la 2 CV (élaborée à la fin des années 1930 mais commercialisée à partir de 1948) préfigure l’essor des voitures populaires dans l’Europe d’après-guerre. En revanche, la voiture électrique, conçue en 1941 dans un contexte de rareté (on en voit par exemple un prototype au musée Peugeot de Sochaux), n’a jamais été industrialisée. Pourquoi ?

Le concept de « sciences appliquées » suggère que toutes les possibilités des découvertes scientifiques, ou du moins les meilleures, sont mises en œuvre. Il n’en est rien. Dans un processus de conception, il y a toujours beaucoup plus d’options rejetées que de choix développés. Pour comprendre la nature des choix techniques, l’étude doit s’attacher aussi bien aux solutions retenues qu’à celles qui ont été écartées, également à celles qui échouent sur le terrain pratique ou commercialement (choix de l’usager). La voiture (comme tout autre objet technique) ne découle ni d’un mouvement naturel, ni d’une imitation des organes de l’homme, elle résulte de choix sociaux. Le cahier des charges fonctionnel du directeur de Citroën définit un choix stratégique qu’un cahier des charges technique traduira en cotes, matériaux, plannings, moyens humains et matériels. Or dans l’enseignement technique, on apprend seulement les connaissances nécessaires à l’exécution, sans savoir qui produit, pourquoi et à quel prix. Notre enseignement forme des exécutants (ou des observateurs/modélisateurs des phénomènes physiques, dans le cas des ingénieurs) et non des citoyens aptes à s’approprier les enjeux des choix techniques avant de lancer une production.

Que ce soit pour des objets banals ou des systèmes techniques complexes, les choix techniques ne découlent pas d’une évolution naturelle, évidente et universelle, qui pourrait se comprendre par des « lois » analogues aux « lois de la nature », physiques ou biologiques. Toute technique est aussi un produit social et, comme tel, compréhensible en faisant appel – aussi – aux sciences sociales. La technologie est l’étude de la technique, comme la biologie est la science de la vie ou la sociologie celle de la société. La technique est un savoir-faire, la technologie est une science du faire.

 

Les retards de l’enseignement technique français

Contrairement à ce que l’on imagine, elle est depuis longtemps enseignée à l’université… à l’étranger. Introduite par Johann Beckmann à l’université de Göttingen (Allemagne) en 1770, elle connut rapidement un succès considérable en Europe, de Saint-Pétersbourg à Strasbourg… mais resta longtemps inconnue en France. Créée à l’orée de la révolution industrielle, elle est considérée comme un élément de science politique et vise à instruire les hommes d’État sur les politiques à mener pour développer leur pays.

La France s’est structurée différemment, en séparant radicalement science et technique et – apparemment – politique et technique. En témoignent deux institutions phares créées par la Révolution française, à son apogée de 1794 : l’École polytechnique et le Centre national des arts et métiers (Cnam). Destinée initialement à former des ingénieurs et des cadres pour l’État, selon un modèle largement diffusé ensuite par les lycées napoléoniens, Polytechnique instaure un enseignement déductif, fondé sur des mathématiques de haut niveau dont découleraient ensuite des applications, à l’opposé de la pensée contemporaine de la complexité. À l’inverse, le Cnam adopte une démarche inductive. Lieu d’exposition de machines, comme on peut le voir aujourd’hui dans son musée parisien, il se consacre ensuite à un enseignement technique pour adultes. À l’intention des entrepreneurs, son premier directeur, Gérard-Joseph Christian, tente de fonder une science industrielle qu’il nomme « technonomie » (1819). Toutefois, malgré diverses initiatives, à Mulhouse et ailleurs, l’enseignement technique français se développe peu durant l’essor industriel du XIXe siècle. Le Cnam ne reçoit jamais les moyens qui devaient en faire un pivot d’un enseignement technique généralisé et démocratisé tel que prévu par une loi républicaine de mars 1848. En France, la primauté des mathématiques et des sciences de la nature continuera à prévaloir tandis que les formations techniques se verront durablement subordonnées. L’école républicaine de Jules Ferry consacrera cette dichotomie et cette hiérarchie en n’enseignant que « la science » (physique, chimie, sciences de la vie), sans technique, refusant le principe même d’universités techniques dont il remet le sort aux entreprises, alors que dans le reste de l’Europe se développent de telles universités.

Il faudra attendre la loi Astier de 1919 pour voir naître un enseignement technique digne de ce nom ; de son côté, l’université, renaissante depuis 1896, se consacre à l’enseignement et à la recherche dans les « arts libéraux » : lettres, droit, médecine, mathématiques et sciences de la nature. Elle accueille bientôt les sciences humaines qui se constituent alors.

 

Par la petite porte de l’université

Et curieusement, c’est par la petite porte que la technologie fera son entrée dans l’université française ! En 1926, Marcel Mauss l’introduit en Sorbonne à travers son cours d’ethnologie ; une entrée timide mais féconde puisqu’elle nourrira tout un courant avec André Leroi-Gourhan, A.‑G. Haudricourt, etc. Malgré leur intention initiale, les Annales, fondées en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre, auront également beaucoup de peine : seulement deux numéros spéciaux d’histoire des techniques en quatre-vingts ans : 1935 et 1998. Vers 1950, la France se trouve schématiquement dans la situation suivante : des universités sans technique, des écoles d’ingénieurs sans recherche ni sciences sociales et de grands centres de recherche technique qui n’enseignent pas (CNRS, CEA, Inra, Inserm, Cnes, etc.). La France est décidément rétive à l’étude scientifique de la technique et à son approche « humaniste », malgré la création de nouveaux types d’établissements depuis cinquante ans, qui font place aux sciences sociales (cinq Insa, trois universités de technologie, etc.), malgré l’institution en 2000 d’une Académie des technologies (trois siècles et demi après l’Académie des sciences). L’interpellation de Jacques Lafitte sur le devenir des machines reste actuelle : « Les machines sont nous-mêmes. Elles seront ce que nous saurons devenir nous-mêmes et rien n’indique encore que nous saurons un jour vouloir notre devenir. » Une technologie moderne, capable de réintégrer l’homme et les sciences sociales dans la technique, reste donc à inventer et populariser si l’on souhaite dorénavant associer producteurs et usagers aux choix qui jalonnent les processus techniques. Ce sera l’un des plus grands défis du XXIe siècle.

 

A LIRE :

De l’éducation technologique à la culture technique
Yves Deforge , ESF, 1993.
• (Re)penser la technique. Vers une technologie démocratique
Andrew Feenberg, La Découverte, 2004.
• « La technique »
Yves Schwartz, in Denis Kambouchner, Notions de philosophie, t. II, Gallimard, 1995.
• Pôle éditorial multimédia UTBM
www.utbm.fr/index.php?pge=975
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