A Tokyo, le quartier d’Akihabara est devenu le repaire des fans de mangas. On y passe de gigantesques librairies en salons de lectures cosy et en cafés dédiés au genre, où se retrouvent ceux qui
aiment se déguiser en héros de BD.
La serveuse affiche un large sourire sous ses oreilles de lapin. «Je l’ai fait avec mon cœur», dit-elle en posant devant nous un chocolat chaud qui se
révélera sans saveur. Toute de rose vêtue, la jupe archi-mini et les poches chargées de peluches, elle joint ses deux mains, plie les doigts pour former un cœur, et entame un mouvement de
balancier entre sa poitrine et la tasse. Elle répète en japonais : «Allez, avec moi, je l’ai fait avec mon cœur… » Le nôtre s’affole soudain : pas de doute, la demoiselle souhaite que
l’on partage ses mimiques.
Déboussolé, on jette un coup d’œil à droite. Une autre lolita acidulée tape joyeusement des mains avec deux habitués. On tourne la tête. Sur la scène, une troisième, affublée d’un ado ébahi,
envoie des baisers à un Polaroïd. Serions-nous sur l’Ile aux enfants ? En franchissant un peu plus tôt la porte de ce Maid Café, ainsi dénommé car les employées sont déguisées en soubrettes
(maids en anglais), on s’attendait, au choix, à l’érotisme subtil de gamines jouant les geishas ou à la magie d’un Disneyland exotique. Rien de tout ça : nous voici planté au milieu d’une sage
cour de récréation où la moyenne d’âge dépasse allègrement la majorité.
Dans les tours de Don Quijote, Tora no Anna ou Mandarake, les étages regorgent de mangas (shojo pour les romantiques, shonen pour les aventuriers, hentai pour les vicieux…), mais aussi de jeux
vidéo, films d’animation, musiques, posters, figurines ou… costumes ! Car, entre deux rayons ou dans les rues d’Akiba, il n’est pas rare de croiser ces adeptes du cosplay (contraction de
costume et player), qui aiment à se déguiser pour incarner leur idole virtuelle. Si l’on tient toutefois à admirer leur excentricité, mieux vaut faire un tour, un dimanche, du côté du parc
Yoyogi, à Harajuku. Froufrous à dentelles ou noir latex avec laisse au cou s’exhibent dans un vaste mardi gras dominical entre univers kawaii (« mignon » en japonais) et gothique.
Soubrette à tous les étages.
«Allez, je l’ai fait avec mon cœur…», reprend notre serveuse, qu’il est bien difficile de décourager. Akihabara regorge également de maid cafés, où les otakus viennent oublier le
stress de la vie japonaise – avis aux dames : pour voir des hommes déguisés en majordomes, optez pour un « butler café » à Ikebukuro. @home café décline le concept de la soubrette sur trois
étages. Entre le tableau noir de la salle de classe ou le kimono du salon du thé, on a opté pour la boule disco. Après une file d’attente décourageante, nos tympans sont assaillis par une
musique enfantine à la voix de crécelle. Top chrono : chaque client a droit à son heure, pas une plus, d’attention et de tendresse. Une heure de monde idéal, débordant de paillettes et de
breloques, c’est suffisant, surtout pour notre porte-monnaie fortement sollicité : droit d’entrée, consommation obligatoire, activités payantes…
On est loin des manga kissa où, moyennant une somme modique (3 euros de l’heure environ), on peut lire des bandes dessinées à volonté. Si le mot vient du japonais kissaten, signifiant « salon
de thé », oubliez tout de suite le kitsch british de la cup of tea ou le brouhaha du bistrot parisien. Le manga kissa s’apparente plutôt à un salon d’essayage, une enfilade de cabines noyées
dans une atmosphère feutrée. Pas de méprise néanmoins : derrière chaque porte, les deux mètres carrés sont équipés d’un confortable sol ou fauteuil en cuir, d’une télé et d’un ordinateur. En
plus, que ce soit chez Mamboo, Geragera ou au Gran Cybercafe, ce salon de lecture amélioré n’est jamais loin d’un distributeur de boissons, d’un micro-ondes, d’une imprimante ou d’un coin
douche. De quoi s’y éterniser une nuit entière… Les manga kissa sont d’ailleurs devenus un refuge pour nombre de Japonais sans le sou. Le paradis ? A un bémol près pour les touristes : livres,
jeux ou vidéos ne sont ni traduits ni sous-titrés !
Théâtres de papier
En effet, le fan de mangas s’en convaincra plus vite encore que le visiteur lambda : au Japon, mieux vaut parler le japonais. Sans cela, même la visite d’un musée peut se révéler frustrante. A
Kyoto, ex-capitale impériale et centre culturel du pays, le Musée international du manga a ouvert ses portes en 2006. Installé dans une ancienne école, il séduit avec des salles au parquet
chaleureux et aux murs recouverts de mangas que l’on consulte à loisir – deux rangées françaises dans le hall d’entrée ! A l’étage, une machine raconte, à qui voudra bien tourner vingt fois sa
manivelle, l’histoire des kami-shibai, ces théâtres de papier ambulants qui faisaient fureur auprès des enfants pendant la première moitié du XXe siècle et qui seraient à l’origine de
l’engouement des Japonais pour la bande dessinée. Mais hormis cette digression historique, les ancêtres du manga sont relégués au sous-sol, dans un étroit couloir uniquement légendé en
japonais. Facile, donc, d’ignorer les emaki, rouleaux peints du XIIe siècle qu’il fallait dérouler pour en découvrir le récit.
Même déception au musée Ota, à Harajuku (Tokyo), consacré à l’art des ukiyo-e ou « images du monde flottant » dont Katsushika Hokusai est le célèbre représentant avec sa vague. Ce jour-là,
point d’estampes du peintre qui a donné son nom au manga en 1814, avec la publication de son premier volume de croquis : l’exposition temporaire sur la poésie ne propose que des calligraphies
sans sous-titrage. Heureusement, tout est oublié une fois plongé dans la mise en scène baroque du musée Osamu Tezuka, près d’Osaka. Des bulles de verre déploient la biographie du mangaka
surdoué et père d’Astroboy (version anglaise disponible !) ; des pupitres clignotants initient à l’animation dans un décor à la 20 000 lieues sous les mers… De quoi faire naître des vocations
et filer chez Tokyuhands ou Sekaido, prodigues en papiers, crayons, pinceaux ou comic patterns, des modèles de paysages pour BD sous forme de calques !
Sous-marin intimiste
Il serait bien sûr encore préférable de pouvoir déchiffrer la langue du grand maître de l’anime, Hayao Miyazaki, pour savourer le petit musée Ghibli, à Mitaka (Tokyo), qui lui est dédié. Mais,
après tout, le court-métrage inédit s’apprécie sans paroles ; maquettes sur la magie de l’animation ou bureaux d’artistes reconstitués n’ont pas besoin de commentaires ; et la cafétéria ravit
tous les palais. Les plus petits seront comblés avec la gigantesque peluche qui leur est réservée. Les plus grands retrouveront leur âme d’enfant dans ce sous-marin intimiste plongé dans la
verdure.
Tant de visites, assurément, donnent envie de lire. Si l’on n’a pas trouvé son bonheur à Akihabara, il est toujours possible de fureter dans l’une des gigantesques librairies qui parsèment le
pays, tels Kinokunia ou Bookoff – royaume de l’occasion où les prix démarrent à 100 yens (60 centimes) ! Les francophones désespérés, eux, se réfugieront dans la boutique de l’Institut français
près d’Iidabashi. Mais l’album de Junko Mizuno maintes fois recherché, c’est dans un immeuble de verre avec vue sur la vieille gare de Tokyo qu’on le déniche finalement. Aaah Maruzen, une vraie
et belle librairie, dotée d’un immense rayon en anglais. On y savoure sa trouvaille assis près d’une baie vitrée, noyé dans les lumières de la capitale nippone. Le bonheur. Quand soudain une
rengaine surprend nos oreilles : «Je l’ai lu avec mon cœur, allez, avec moi…»
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